Les ennemis invisibles, ennemis de l’action politique ? (1/2)

 
 

La pandémie de Covid-19 et ses interminables successions de plans d’urgences, confinements, déconfinements, calendriers de réouvertures et protocoles de vaccination ont mis en lumière le retour à la surface d’un phénomène qui ne cesse d’exaspérer les peuples qui y sont confrontés et de corrompre leur organisation sociale : celui des ennemis invisibles.

Ce phénomène n’est pas nouveau. Que ce soit par des guerres, les épidémies, les croyances religieuses ou politiques, l’idée d’un ennemi sans substance physique, intouchable, hors de toute réalité humaine et contre lequel la lutte collective est essentielle a essaimé longtemps dans l’histoire des hommes, laissant dans la civilisation occidentale de nombreux témoignages sur leur capacité à faire face à un fléau.

Les dieux maîtres de tout aux temps anciens

Aux premiers temps de la civilisation, l’idée de l’ennemi invisible se confond avec celle de la perception de la réalité humaine : les premiers peuples civilisés dont nous avons la trace (les civilisations méditerranéennes) distinguaient déjà le monde entre les êtres humains, terrestres et physiques, et les êtres divins, célestes et immatériels. Leur cohabitation donnait vie au monde, en ce que tous les phénomènes naturels pouvaient s’interpréter comme une interaction entre des phénomènes terriens (les Hommes avec leurs actes et leur pensées) et des phénomènes divins (les dieux ou leur représentants et dépendants). Si ces derniers étaient invisibles aux yeux des humains, ils étaient source de réalité et de conséquences tangibles, physiquement observables (la pluie, le vent…) ou sensibles (la maladie, la mort, le sommeil…). Nos ancêtres antiques étaient donc sensibles à l’aspect caché des choses, et avaient rapidement accepté que ce qui n’est pas perçu par l’œil humain n’est pas pour autant inexistant, et se manifestait dans la vie réelle par des évènements tangibles, qu’ils fussent bénéfiques ou dangereux. Cette dichotomie se retrouve aussi chez ceux qui parmi les philosophes (Platon et Pythagore) distinguent le monde des choses (celui des corps, sensible aux sens et profondément imparfait, corruptible car en constante évolution) et le monde des idées (celui des concepts, des formes justes et de l’harmonie perpétuelle, dont les choses terrestres n’en sont que les projections et les rejetons), les deux univers étant reliés sur le plan humain par la dichotomie entre le corps qui habite la Terre et l’âme, qui niche dans les idées. Ils en tirent la conclusion qu’une vie juste est celle qui permet à l’esprit terrien de s’élever au-delà des sens et d’accéder à la grandeur de l’âme, par la recherche des savoirs et de la vérité. On est ici dans la plus parfaite interprétation que le visible est entièrement dépendant de l’invisible, et que la conscience humaine, faible et imparfaite par nature, doit l’accepter, et doit redoubler d’effort pour approcher ce monde invisible, qui n’est un ennemi que lorsque l’on s’accroche à ses sens. Les cérémonies et les rituels sacrés dans toute croyance permettent de maintenir ce lien entre le naturel et le surnaturel, entre le Ciel et la Terre.

Le christianisme va reprendre cette interprétation, si utile pour domestiquer les hommes et les peuples, pour l’adapter à sa propre liturgie, sans en altérer le concept. Le monde des idées est remplacé par le monde de Dieu comme source de vérité, le salut éternel des Hommes n’est plus niché dans l’ataraxie, mais dans la passion du Christ. Ainsi, Saint Augustin peut-il théoriser l’existence parallèle d’une cité de Dieu parfaite et pure, qui s’imbriquerait dans la cité terrestre, imparfaite et finie. Saint Thomas d’Aquin peut alors s’appuyer sur son œuvre pour fonder sa philosophie et attester que ce sont les actions et les raisonnements de l’esprit humain qui permettent à l’âme d’acquérir la certitude divine. Les deux penseurs chrétiens reprennent le conflit des philosophes antiques à propos des relations entre existence et essence, mais ils sont d’accord sur le principe d’un profond enracinement des réalités du vivant dans les choses immatérielles de l’au-delà. Encore une fois, l’expérience de la vie individuelle est imbriquée dans un système céleste et impalpable, qui impose sa loi et ses principes. De ce fait, les évènements et les fléaux frappant l’Europe du Moyen Âge seront les témoins du comportement fataliste que font naître cette soumission : la peste noire du XIVème siècle en Europe sera l’occasion de pèlerinages, de processions et de flagellations collectives, tout comme celle de Justinien sera arrêtée par la grâce de Grégoire le Grand. En parallèle, cette toute-puissance est prompte à déclencher des comportements désespérés chez les sujets les moins préparés mentalement à l’apocalypse, qui préfèrent la fuite en avant à l’acceptation de la sanction divine : les pogroms, les résurgences du paganisme, les hérésies sont autant de tentatives de s’extraire de cette domination de l’immatériel dans l’expérience humaine.

La suite de l’Histoire s’accommodera de cet état de fait. Une fois passée l’affre des Guerres de Religion sur fonds de Réforme protestante (qui n’est qu’une querelle de dogmes), les progrès de la philosophie et de la science du Grand Siècle sauront faire progresser les possibilités de l’esprit humain, tout en conservant la théologie divine comme source de salut individuel : Descartes le métaphysicien met son tout-puissant cogito à prouver l’existence de Dieu, quand Pascal le janséniste prêche la conversion en soumettant l’âme humaine à un pari éternel. Même Voltaire le libre penseur sera le premier à accréditer l’idée d’un « Grand Horloger » des destinés humaines, qui gouverne les choses en attente du retour des âmes humaines en son royaume, qui sont cette-fois libres de leurs actes sur Terre. Un coup a été porté à la domination du céleste sur le terrestre par la morale et la science, mais cette elle continue tout de même d’imprégner la vie quotidienne, avec la prédominance de la religion chrétienne parmi les peuples d’Europe.

Le choc de la modernité et la descente du ciel

La modernité occidentale saura venir à bout de cette dichotomie. Par la séparation de plus en plus profonde entre la théologie et la philosophie et surtout par la rationalisation du monde, elle contribue à vider progressivement l’univers de son caractère sacré. Partout l’Homme ne vit que de sa main et par ses œuvres, et s’il est un Georg Hegel pour définir la raison rusée comme un moteur de l’Histoire, un Emmanuel Kant pour prêcher la morale comme guide spirituel des actes ou un Max Weber pour insister sur les origines protestantes du développement capitaliste, déjà apparait Karl Marx et la lutte éternelle des classes, qui donne un sens nouveau, terrien et terrestre à l’Histoire des civilisations humaines. Le XIXème siècle sera celui de la remise en cause des dogmes qui enserraient l’esprit occidental dans un carcan éthéré et impalpable. Friedrich Nietzsche sera là pour détruire ces idoles à coup de marteau, et les disciples d’Auguste Comte, s’ils croient encore au tout-puissant, n’ont pas peur de se vouer à une morale du progrès comme reflet des sentiments humains, une foi abstraite mais incarnée dans le monde réel, celui des machines, du progrès technique et des processus optimisés et rationnalisés à l’extrême, fondation des progrès humains et de la plénitude de l’esprit. Pas si loin du Culte de l’Être Suprême promu par des révolutionnaires soucieux de donner au citoyen une raison de s’élever spirituellement. L’ennemi naturel peut être invisible (le choléra fait toujours des ravages à Paris en 1832), il n’est en pas moins scientifique, et malgré l’irrationnel toujours ambiant dans une société française qui s’écharpera lors des querelles religieuses de 1905, la science et les progrès scientifiques font redescendre Dieu le châtieur de son trône céleste, et ramènent la menace au niveau humain (bacille de Koch découvert en 1882, expérience de Beijerink sur les virus en 1898), ainsi que les moyens de la contrer efficacement (Pasteur développe son expérimentation de vaccin contre la rage en 1885). Devant les épidémies, plus question de processions, de flagellations collectives ou d’implorations de la grâce, mais au contraire les énergies sont tournées vers l’action : assainissement des villes, révolution urbaine d’Haussmann luttant contre la promiscuité, promotion de l’hygiène, évacuation sanitaires…