Les ennemis invisibles, ennemis de l’action politique ? (2/2)

 
 

Le chaos de l’idéologie infernale

L’entrée dans le XXème siècle marquera un tournant dans la perception métaphysique des dangers. Dans un monde rationnel, terrestre et broyé par la marche des technologies et le vacarme des machines, les peuples découvrent le tourbillon des idéologies politiques. Auparavant cantonnées aux salons littéraires, puis accoucheuses des révolutions nationales européennes à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, ces dernières vont prendre une part de plus en plus importante dans l’existence jusqu’à s’insérer dans la vie quotidienne des populations occidentales. Le communisme à partir de 1917, le fascisme en 1922 et le nazisme à partir de 1933 viendront s’ingérer dans l’imaginaire des peuples, et amener avec eux un cortège infini d’ennemis eux aussi invisibles, tenus pour responsables des malheurs de l’existence : en URSS ce sont les « ennemis du peuple », dans les démocraties occidentales c’est la « cinquième colonne », en Allemagne nazie ce sont toutes les cohortes d’ennemis (juifs, franc-maçon, syndicalistes, communistes bien sûr..) censés être présents au coin de la rue et dans chaque immeuble, mais dont on ne voit la trace que dans les affiches de propagandes ou les procès-spectacles. Ces nouveaux ennemis sont présentés comme le fléau de la société, le mal dans sa forme pure, la maladie qu’il faut éradiquer du corps social. Mais ils sont surtout invisibles pour le citoyen lambda. Ils sont humains mais n’ont pas de forme précise, ils sont partout mais personne ne sait où ils sont. En leur nom on se permet tout, on doit subir tout. Ils sont la source du sacrifice qui est demandé à chaque être, mais aussi la caution de l’hystérie collective dans laquelle sont rentrées ces sociétés, qu’elles soient totalitaires ou nom. De leur évocation provient l’état d’abattement qui s’empare d’un peuple soumis à leur emprise : comment reconnaître un ennemi du peuple si personne ne s’en revendique mais que chacun peut se voir accusé, puis arrêté ? Comment combattre une cinquième colonne subversive si le moindre regard, le moindre mouvement, la moindre question deviennent suspects ? Si votre comportement fait de vous un coupable presque à l’insu de votre plein gré ? C’est à la lumière de ces peurs et des réactions qu’elles génèrent qu’on mesure la santé mentale d’une époque, et celle du XXème siècle est friande de ces ennemis invisibles mais terrestres. Au moins les dieux anciens étaient inaccessibles, impénétrables, transcendants. S’y soumettre ne relevait que de l’inéluctabilité de l’existence à laquelle tout humain est soumis, du plongeon d’un être imparfait dans un univers infini presque tranquillisant, du moins rassurant. Les idoles actuelles au contraire sont humaines, trop humaines, donc foncièrement finies, imparfaites, et rien ne vient rassurer l’être qui y est plongé, hormis la certitude de savoir que leur fin ne pourra venir que d’un cataclysme encore plus violent que ce qui les a fait naître, un chaos encore plus grand. De là vient une partie de l’abattement, de la masse de conformisme et de résignation qui a permis aux populations de ces dictatures européennes de vivre (ou plutôt de faire semblant de vivre) entre les deux guerres mondiales, dans une société politique pourtant si aberrante, au prix d’un climat malsain et d’un chaos psychique incommensurable, dont les répercussions se font encore entendre de nos jours.

Les nouvelles idoles

Le denier acte de notre pérégrination dans l’univers mental prend forme dans notre monde post-moderne, témoin des grandes transformations qui sont nées de la prise de conscience climatique comme de l’explosion du terrorisme international, ou du retour des situations pandémiques planétaires. De ces évènements traumatisants renaissent les peurs ancestrales collectives, et leur lot de phénomènes immatériels. Notre époque mélange d’anciennes réminiscences de nos cauchemars si dramatiques du siècle passé (l’ennemi du peuple si cher aux communistes a été affiné, il est devenu le bourgeois, le capitaliste, le grand parton, la cinquième colonne fasciste prend les traits du migrant arabe dans lequel certains voient déjà un terroriste caché), mais se retrouve aux prises avec de nouvelles formes de peurs irrationnelles, nouvelles phobies collectives modernes, dont les codes sont exactement ceux des siècles précédents. Ainsi les ennemis de la mondialisation et les populistes n’ont-ils qu’un mot à la bouche, un hochet à agiter pour terroriser et discipliner leurs ouailles : c’est le « système ». Ce système si obscur, si parfait dans son génie maléfique, si terrifiant dans sa grandiose organisation. C’est le nouveau dieu cruel, le nouveau prophète de malheur qui vient répandre la mort et préparer l’apocalypse. C’est la référence ultime de ceux qui ont créé de toutes pièces ce monstre froid que personne n’a jamais vu, mais que tout le monde ressent dans sa chair. Il est l’explication de tout, le salut éternel de toutes les turpitudes, la formule magique de tous nos maux, et il offre le luxe de n’avoir aucune parole, aucun avis, aucune démonstration. Un diable de substitution tout trouvé, qui doit sommes toutes éclairer les croyants de « l’antisystème » et leur montrer la voie à suivre, celle de la vertu décroissante et du catéchisme plus ou moins collectiviste de leurs grands prêtres.

Mais la grande messe métaphysique ne s’arrête pas là. En France et dans le monde se dressent des entrepreneurs politiques bien plus insidieux, qui reprennent les codes vieux de plusieurs siècles pour remplacer les ennemis humains des périodes précédentes (le communiste, le fasciste, l’espion…) par de nouveaux maux naturels, dans la droite ligne de l’inquiétude climatique des années 2000. Les phénomènes météorologiques, aussi dévastateurs soient-ils (ouragans, inondations, tsunamis, incendies…) ne sont pour eux qu’une annonciation de la souffrance de la Terre contre ses bourreaux humains, qu’une alerte presque divine (quoi que ces gens-là rejettent Dieu et toute forme de sacré au niveau humain) des conséquences cataclysmiques de l’activité terrestre. Chaque phénomène n’est qu’un appel d’une puissance invisible et immanente (la Nature, la Terre) pour inviter les Hommes et les Femmes à retrouver leur statut de mortel, à s’incliner devant ces nouveaux dieux, dans une perspective presque millénariste et apocalyptique (la militante suédoise Greta Thunberg semble attendre le Déluge à venir après l’extinction de chaque espèce). L’invisible reprend les codes d’une religion séculière, et le mantra des écologistes semble être le retour de l’espèce humaine à l’état du jardin d’Eden, quand l’Homme n’avait d’impact sur la Nature que le nom qu’il donnait à chaque animal. Quand bien même cette hystérie incorporelle est mélangée à la problématique très terrestre de la lutte contre les inégalités ou le racisme (d’où les sempiternels anathèmes contre le capitalisme pollueur, le bourgeois gaspilleur, l’Homme blanc bourreau universel) provoquant une dégoulinante bouillie mentale indigeste à avaler pour quiconque prétend à la discussion politique, elle n’en démord pas de son dogme, qui voit dans le Dieu vert de l’écologie l’ultime chance de rachat des péchés humains (que ce soit la déforestation, les emballages plastiques ou la colonisation de l’Afrique). D’où l’hystérisation permanente de l’activisme écologique, qui ne ressent comme menace que la force séculaire de la Nature dans la moindre parcelle de son existence, et se moque bien des problématiques humaines. A quoi bon être heureux quand Dame Nature est malheureuse ?

La gauche en générale n’est pas en reste, elle qui adore les constructions métaphysiques complexes (le XXème siècle nous en a donné un aperçu morbide), se complaît à retomber dans les peurs naturelles transcendantes : les nouveaux ennemis de la gauche française sont aussi insaisissables que les diablotins, et pourtant ils se nichent partout : ce sont les perturbateurs endocriniens, le gluten, le bisphénol A… Toutes ces choses qui irriguent notre quotidien, coulent dans nos veines, et qui pourtant sont notre plus grand malheur. Invisibles dans nos assiettes, nos livres, nos télévisions (sauf à quelques spécialistes scientifiques), ils sont les bourreaux terribles de notre vie politique, et c’est en leur nom qu’il devient obligatoire de révolutionner notre mode de vie. Pourtant, leur réalité trop humaine nous pousse dans les bras du désespoir : il est aussi illusoire pour un mortel d’éradiquer les perturbateurs endocriniens que de démanteler une cinquième colonne ou d’interner tous les ennemis du peuple. La dynamique de la peur et de l’épuisement collectif à lutter contre des chimères est enclenchée. Peu importe pour eux, les ennemis invisibles ont ceci d’avantageux qu’ils ne meurent jamais, et ne signent pas d’armistice. Une mobilisation perpétuelle du peuple, un état d’alerte permanent, voilà ce qui fait rêver les démagogues, qui ont la paix en horreur et le repos en détestation.

A ce titre, la récente pandémie mondiale de Covid-19 donne raison aux deux camps. Les thuriféraires modernes savent très bien insister sur la nature surnaturelle de ce démon microbien invisible à l’œil nu, si efficace pour lutter contre le capitalisme et si violent dans sa propagation de la mort qu’il ferait un avertissement divin tout désigné pour leur nouvelle idole qu’est la Nature (après tout, le virus n’a-t-il pas surgi dans un marché aux animaux, incarnation parfaite de l’esclavage des bêtes par les Hommes). Les gens de bonne condition voient aussi ce que cet épisode apporte de rationnel dans l’existence humaine, en ce qu’il met en lumière les milliards de virus dangereux qui circulent sur Terre, les réflexes hygiéniques à mettre en place pour les contrer et les progrès géniaux de la science génétique dans l’élaboration de vaccins. L’ennemi invisible qu’est ce coronavirus propage des dégâts très douloureux, mais sa défaite est réelle, elle s’observe et se ressent, elle se fête et son souvenir s’entretient. La malédiction du réchauffement climatique ou du bisphénol A ne peuvent que se pleurer ou se subir, les victimes sont sommées de d’apitoyer et de se sacrifier. La célébration est interdite, elle est surtout impensable. L’infini de ces nouveaux dieux n’a pas de limites humaines. Baudelaire lui-même n’aurait pas d’autre mot « spleenesque » pour définir la défaite politique et morale de ces nouveaux catéchismes de la résignation invisible : « l'Espoir/ Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique/ Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir » [1].

 

[1] – Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire,