L’Histoire : comprendre aujourd’hui à l’aune d’hier

 
Statue d’Hérodote, le Père de l’Histoire, devant le parlement autrichien à Vienne.

Statue d’Hérodote, le Père de l’Histoire, devant le parlement autrichien à Vienne.

 

Discipline oubliée, délaissée par une société consumériste et adepte du « zapping télé », l’Histoire a charpenté les identités nationales humaines et les consciences collectives en forgeant un « roman » nécessaire à l’unité des peuples. Le rôle social de la science historique n’est plus à prouver tant son enseignement est un enjeu majeur pour les différents régimes politiques et gouvernements nationaux à travers le monde. Chaque polémique sur les programmes scolaires trahit la place fondamentale qu’occupe l’étude du passé. Mais il est un champ d’expertise où l’analyse historique permet une meilleure compréhension et efficacité intellectuelle : la géopolitique.

Parce que chaque peuple est l’héritier d’une aventure commune, il est capital d’en apprendre les tensions et rapports passés pour comprendre le présent. Comment comprendre les récentes tensions entre États-Unis et Iran sans s’être intéressé à la Révolution islamique de 1979 ? Comment envisager un quelconque raisonnement sur les relations franco-allemandes sans se rappeler Charlemagne, les tensions entre Charles Quint et François Ier, les guerres de Louis XIV, la fulgurante campagne de Napoléon en Prusse, l’humiliation de 1870, la revanche de 1918, la chute de 1940 et la Guerre Froide ? Inconsciemment ou non, chacun a intégré la conscience collective française avec ses codes et sa culture, ses réflexes psychologiques et ses valeurs. Dès lors, la discipline historique devient un prérequis à toute étude géopolitique sans quoi il est impensable de prendre en compte les tenants et les aboutissants d’une réforme, d’une guerre ou d’une politique nationale.

Hérodote et l’enquête historique

L’Histoire naît en Grèce au cours du Vème siècle précédant l’ère chrétienne (av. EC). Non pas que l’enregistrement de faits historiques n’aient pas existé jusqu’ici mais ce sont bien les Grecs qui apportent une dimension analytique.

En effet, si on prend l’exemple de la bataille de Qadesh, considérée comme la première bataille documentée et sourcée de l’humanité (1274 av. EC), les Égyptiens qui la remportèrent ne firent que la décrire et la célébrer comme une victoire nationale. Il en va de même pour le règne des rois dont les dates et documentations sont purement descriptives. En revanche, aucune analyse ne nous ait parvenu avec la rigueur des Grecs anciens comme Hérodote.

L’intellectuel hellénistique s’inscrit dans une démarche scientifique qu’il qualifie « d’enquête » (historia). L’Histoire est donc une enquête, au même titre qu’une investigation policière, afin de connaître les faits et les raisons qui ont mené au constat initial. Ayant vécu à l’époque de la guerre du Péloponnèse opposant Athènes et Sparte, Hérodote décrit les guerres médiques au cours desquelles les deux cités ennemies étaient auparavant alliées contre l’Empire perse. Ses nombreuses digressions, s’intéressant à l’économie, la géographie, la société, les mœurs, etc. permettent un champ d’analyse exceptionnel et une vision d’ensemble servant le propos.

Mais quel est le propos ? Pour les Grecs anciens comme Hérodote, il s’agit d’exalter le sentiment hellénistique de supériorité civilisationnelle. L’Histoire n’est pas neutre et est orientée par celui qui l’écrit : c’est l’historiographie, la façon de dépeindre les faits. Mais alors, il suffirait de confronter toutes ces représentations pour en déduire une « vérité universelle et intangible ». En théorie, c’est tout à fait ce à quoi aspire l’Histoire humaine à travers les siècles, mais la sélection subjective de l’historien empêche une telle objectivisation et conduit nécessairement à la naissance de nouvelles historiographies.

L’Histoire comme instrument de l’idéologie

Après les Grecs, ce furent les Romains qui aspirèrent au récit historique, mêlant de moins en moins légendes et faits pour se concentrer sur l’Homme. Comme pour Hérodote, des Romains comme Tite-Live, Tacite, Suétone, Dion Cassius ou encore Plutarque écrivent dans un but officiel ou non d’exaltation de la grandeur nationale.

Avec la propagation du christianisme, l’Histoire devient une discipline réservée aux lettrés. Pour l’Église, l’Histoire n’est que le récit de ce qui sépare l’Homme du Jugement-Dernier annoncé dans la Bible. Cependant, chez les rois laïcs, elle permet d’asseoir une supériorité intellectuelle sur les populations en adoptant des coutumes, promouvant des héros locaux ou détournant des fêtes anciennes. Rares sont les historiens célèbres du Moyen-Âge où l'on préfère le style de l’annale et de la chronique avec un retour au légendaire et merveilleux (histoire des Saints, combat contre des monstres incarnant le Diable, etc.).

Ce n’est finalement qu’avec la Renaissance et la redécouverte des textes anciens que l’Histoire refait son apparition sur le devant de la scène. Science humaine par excellence, elle est réservée, encore une fois, aux lettrés comme faisant partie d’un socle de culture générale trahissant un rang social plus qu’une intelligence ou un esprit analytique réels.

Les Lumières européennes et la Révolution française vont démocratiser l’Histoire en la mêlant avec un récit mythologique national. Servant ainsi une idéologie nationaliste, la discipline historique est vulgarisée. C’est de cette tradition que sont issus les historiens matérialistes du XIXème siècle comme Marx ou Engels considérant la lutte des classes comme achèvement et but de l’Histoire humaine. Aujourd’hui encore, cette forme historique perdure sous influence américaine avec des considérations communautaires et victimaires (études de genres, antiracisme, écologisme, etc.).

L’Histoire analytique : « l’école universitaire » au service de la géopolitique

Paradoxalement, c’est pendant la Guerre Froide que l’Histoire retrouve son aspect investigateur et analytique au moment même où les représentations idéologiques sont les plus fortes. Le but est alors de comprendre et analyser les causes ayant menés à un événement ou un constat indépendamment de tout jugement de valeurs morales. C’est cette application scientifique de l’Histoire qui est en vigueur dans l’enseignement supérieur au sein des universités et classes préparatoires.

Se voulant universaliste et critique, elle est la forme la plus scientifique de l’Histoire, confrontant les sources et les faits dans le but de déterminer une analyse pertinente et véridique. Mais c’est aussi l’instrument le plus utile à la compréhension géopolitique du fait de son absence de morale et d’idéologie, se mariant à merveille avec le pragmatisme de la discipline. Dégageant de grandes tendances historiques, elle permet également de mieux appréhender le futur et les évolutions des rapports de force internationaux et intra-nationaux. C’est ainsi, par exemple, que l’Histoire se retrouve dans les études économiques destinées à l’investissement.

Sources :

Histoires, Hérodote (Vème siècle av. EC)

L’Histoire de Rome depuis sa fondation, Tite-Live (Ier siècle av. EC)

Histoires, Tacite (109 EC)

Annales, Tacite (110 EC)

Vie des douze Césars, Suétone (IIème siècle EC)

Histoire romaine, Dion-Cassius (199-233)

Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Marc Bloch (1949)

Les sources de l’histoire ancienne, Pascal Arnaud (1995)

Douze leçons sur l’histoire, Antoine Prost (1996)

Le Rôle social de l’historien, Olivier Dumoulin (2003)