Sparte vs. Athènes, la France contre le monde anglo-saxon
Quel est le modèle politique de la France moderne ? Depuis la Révolution, notre pays a pris pour exemple deux civilisations anciennes que furent Sparte et Rome. Si les références à l’Empire romain sont omniprésentes, non sans que Napoléon Bonaparte soit innocent dans cette affaire, celles à Sparte et ses mythiques guerriers se sont perdus dans les limbes de l’Histoire. Pourtant, de la Convention nationale à la Troisième République, c’est bien la cité grecque du Péloponnèse qui va forger l’idéal républicain français. Or, de nos jours, les jeunes Français apprennent uniquement les fondements de la démocratie via l’exemple unique d’Athènes. Cette cité portant le nom de la déesse Athéna, est a contrario du monde français, le modèle politique et citoyen utilisé depuis des siècles par l’univers anglo-saxon, de l’Angleterre à l’Allemagne en passant par les États-Unis d’Amérique.
Comment expliquer ce basculement idéologique ? Et pourquoi l’étude de la ville lacédémonienne est-elle essentielle dans la construction de l’identité française ?
Sparte, modèle politique et citoyen des Lumières françaises
La cité-État de Sparte a connu son âge d’or au cours du Vème siècle de l’ère préchrétienne. D’abord, les Spartiates s’illustrèrent avec force contre l’Empire perse de Xerxès qui voulait assujettir le monde grec. Immortalisée par le cinéma et l’art en général, la bataille des Thermopyles vit 300 soldats spartiates tenir tête plusieurs jours à une armée entière afin d’offrir suffisamment de temps aux troupes coalisées grecques pour organiser leur défense. Placée à la tête de la Ligue du Péloponnèse, une alliance internationale hellénistique, Sparte sera confrontée à Athènes et sa Ligue de Délos dans une longue guerre de Trente-Ans qui vit le triomphe de la cité rouge sur son opposant. Ensuite parvenue à l’hégémonie en Grèce continentale, Sparte chute face à la montée en puissance de Thèbes, puis de la Macédoine et enfin de Rome. Dernière cité libre, insoumise à l’empire d’Alexandre comme des Césars, elle est emportée par les changements du premier millénaire chrétien.
Déjà sous la jeune République de Rome, Sparte est un exemple politique et citoyen. Son professionnalisme militaire, sa vision héroïque du citoyen prenant les armes pour défendre sa cité, sont autant de facteurs qui favorisent une grande popularité auprès des Romains, se voulant les descendants de Mars, le dieu de la guerre. Sous l’Empire, le sacrifice des Thermopyles fait partie intégrante du modèle citoyen ainsi que de la mémoire collective à travers le bassin méditerranéen. La Renaissance européenne, en ressuscitant le monde ancien des Grecs et des Romains, replace Sparte au centre des idées politiques et philosophiques alors que des États-nations comme la France sont en pleine formation. Cependant, cet élan spartiate s’oppose initialement au modèle centralisateur et absolutiste que font germer les différents rois de France, de la guerre de Cent-Ans aux traités de Westphalie.
Finalement, c’est au sein des Lumières françaises que Sparte va trouver un écho significatif. Jean-Jacques Rousseau, défenseur national du contrat social et de l’égalité, va faire de Sparte son modèle politique absolu. Il y décrit une société juste et un État vertueux. Parmi les autres Lumières, seul Voltaire s’oppose à l’exemple spartiate en préférant les fondements démocratiques athéniens. Grands admirateurs de Rousseau, les membres du club des Jacobins – au pouvoir sous la Convention nationale – vont multiplier les références au monde ancien des Lacédémoniens. C’est alors que naissent des principes fondamentaux de notre citoyenneté française et de notre État-nation comme le citoyen-soldat s’entraînant toute sa vie et prenant les armes pour défendre son foyer menacé, l’égalité en droit et en devoir qui permet l’imposition du suffrage universel ou encore la démocratie directe où les citoyens sont pleinement acteurs de leur destin national.
Le triomphe anglo-saxon et la chute du modèle spartiate
La France admira Sparte pendant plus d’un siècle. Encore au cours de la Première Guerre mondiale, la même rhétorique guerrière et citoyenne continue de bercer la politique française. Même après les tranchées, les Français assimilent leur démocratie à celle des habitants du Péloponnèse. Le basculement idéologique s’opère après la Seconde Guerre mondiale.
D’abord, il eut la reprise du modèle spartiate par le régime hitlérien, et en particulier l’eugénisme qui n’était ainsi plus compatible avec le monde d’après-guerre aux vues des horreurs génocidaires découvertes. Le travail de sape communiste et antifasciste acheva d’enterrer Sparte et de lui préférer son homologue athénien.
Ensuite, notons l’hégémonie américaine sur le monde occidental auquel appartient la France. Contrairement aux Français, les Américains se pensent volontiers en héritiers des Athéniens. Puissance navale et impérialiste par excellence, les États-Unis vouent un culte particulier à la démocratie athénienne qu’ils considèrent comme précurseur. Cette admiration culturelle est le leg des Britanniques, eux-mêmes complaisants d’une démocratie coloniale, libérale, impérialiste et maritime. De manière plus générale, le monde anglo-saxon s’assimile bien plus volontiers aux Athéniens qu’aux Spartiates, en grand partie pour les raisons citées précédemment. La démocratie athénienne, plus aristocratique et « bourgeoise », sied volontiers aux Britanniques, Allemands et autres Américains – des nations forgées par leur classe bourgeoise et leur noblesse affairiste. La France, a contrario, fut faite par ses rois qui usèrent des classes populaires et moyennes afin de lutter contre les pouvoirs féodaux et locaux.
Le triomphe américain sur les champs de bataille précéda une hégémonie culturelle de telle sorte que les élites européennes allaient bientôt se convertir aux nouveaux commandements du nouvel ordre mondial. La culture populaire paracheva la chute finale de Sparte et l’ascension d’Athènes au sein de l’intelligence commune. Face aux barbares sanguinaires épris de guerres, la démocratie athénienne défendait la sacrosainte liberté – allégorie à peine masquée des États-Unis et de leur nouvelle ligue de Délos : l’OTAN.
Conclusion
Sparte est aux fondements politiques de la nation française moderne. Pendant plus d’un siècle, elle a forgé un État-nation singulier. Mais avec l’hégémonie américaine, et a fortiori anglo-saxonne, ce fut Athènes qui remplaça la ville de Laconie dans les manuels d’histoire. Or, la mise en avant de la démocratie athénienne pose bien des problèmes comme modèle politique et citoyen. Défendant une société inégalitaire et aristocratique, elle a conditionné des générations occidentales qui n’éprouvent aujourd’hui plus que mépris et dédain pour leurs peuples nationaux – particulièrement visible aux États-Unis via le Parti démocrate par exemple…
Sources :
Tradition de la démocratie grecque, Pierre Vidal-Naquet (2003)
De Sparte à Genève, éloge de la démocratie direct pour communautés restreintes, Xavier Pellegrini (2012)