Tocqueville et la démocratie chinoise : « La Chine, où l’égalité des conditions est très-grande »

 

« 要求自由外任何東西的人, 註定生而為奴 » ; « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir ».

Illustration de l’article intitulé « 托克維爾 :大革命未必催生新制度» (« Tocqueville : La révolution n’a pas conduit à un nouveau système ») publié le 16/04/2020 sur « 香港01 » (Honk-Kong 01 ; hk01.com).

 

            « Ce n’est donc pas seulement pour satisfaire une curiosité, d’ailleurs légitime, que j’ai examiné l’Amérique ; j’ai voulu y trouver des enseignements dont nous puissions profiter. (…) J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle ». - Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Institut Coppet, 2012, p.21.

            Ainsi s’exprimait, dans l’introduction de son ouvrage De la démocratie en Amérique, le célèbre Alexis de Tocqueville. Il y explicite sa démarche, consistant à observer les mécanismes « démocratiques » régissant la société américaine, afin d’en tirer des enseignements sur la nature de cette « société démocratique » qu’il voyait déjà se développer progressivement dans l’Europe de la première moitié du XIXème siècle. Cette « mutation démocratique » était en effet présentée par Tocqueville comme une évolution irrésistible, et comme un « fait providentiel » en ce qu’il « en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement » (« Introduction », p.15). C’est dans ce contexte d’inéluctabilité de la démocratie que Tocqueville entend étudier en profondeur le fonctionnement de la nouvelle société démocratique qui émerge lentement aux États-Unis et en Europe, et c’est de cette étude qu’il aperçoit ce qu’il y a à craindre d’elle, et les potentielles dérives qui peuvent en découler. L’objectif de Tocqueville est de parvenir, en particulier, à concilier démocratie et respect des libertés.

 

« Alexis de Tocqueville », Théodore Chassériau, 1850.

 

            « Tocqueville tend, semble-t-il, à généraliser à l’excès à partir de l’expérience américaine ». Cette affirmation de Philippe Bénéton, extraite de son Introduction à la politique, constitue l’une des deux limites majeures que le politologue perçoit à l’analyse tocquevillienne, qu’il décrivit en détails dans les pages précédant cette affirmation. Il poursuit : « Comme il le note lui-même, la genèse de la société démocratique dans le Nouveau Monde est originale, puisque les Américains sont nés égaux, alors que les Européens ont à établir l’égalité sur les ruines de l’aristocratie ». La démarche de Tocqueville, que l’on présente comme l’un des précurseurs de cette branche de la science politique que l’on nomme la « politique comparée », est généralement décrite comme consistant à étudier le « phénomène démocratique » à travers une comparaison implicite entre deux pôles : l’Amérique, et l’Europe. Et si, cependant, Tocqueville avait inclus dans le cadre de son analyse, un troisième pôle, que serait la Chine ?

            Cette affirmation peut sembler bien étonnante. Quel rapport pourrait-il y avoir entre l’analyse de l’émergence de la démocratie en Occident dans l’œuvre de Tocqueville, et un pays si différent tel que la Chine, que Tocqueville n’examine même pas ? Tocqueville, dans son œuvre, évoque bien la Chine ; précisément, il la mentionne explicitement à cinq reprises dans les près de 600 pages qui constituent les deux tomes de la démocratie en Amérique. Mais ces cinq passages révéleraient en réalité une influence bien plus déterminante.

            Telle est en tout cas la thèse de Watanabe Hiroshi (« 渡辺 浩 »). Membre de l’Académie japonaise et professeur de science politique à l’université de Tokyo, Watanabe Hiroshi est spécialiste de l’histoire de la pensée politique japonaise, et tout particulièrement du confucianisme japonais. Disciple de l’immense figure de la science politique japonaise Maruyama Masao (« 丸山 眞男 » ; que nous avons abondamment mobilisé à travers notre série consacrée à l’histoire du Japon ; voir par exemple « Le Japon est un coquillage : De 1641 à 1853 (2/2) »), l’ouvrage majeur de Watanabe a été traduit en 2012 en anglais sous le titre de A history of japanese political thought, 1600-1901 (« 日本政治思想史 - 十七〜十九世紀 » ; « Nihon seiji shisōshi - jū nana jū kyū seiki »). C’est à l’occasion d’une conférence intitulée « Tocqueville et les trois révolutions : France (1789), Japon (1867) et Chine (1911) », prononcée au collège de France le 8 juin 2018 (en français, Watanabe Hiroshi étant francophone), que Watanabe énonça, et étaya cette thèse. Il la reprit par ailleurs dans son ouvrage intitulé Révolution de Meiji, genre et civilisation (« 明治革命・性・文明 » ; « Meiji kakumei, sei, bunmei ») publié en juin 2021, et qui compile différents textes qu’il a rédigé au cours des vingt dernières années : le chapitre 2 porte exactement le même nom que cette conférence prononcée à Paris trois ans plus tôt.

 

A gauche : Watanabe Hiroshi (« 渡辺 浩 »), 1946 - , politologue. A droite : Meiji kakumei, sei, bunmei (« 明治革命・性・文明 »), 2021.

 

            Y évoquant la question du « despotisme démocratique » tel que décrit par Tocqueville, Watanabe pose alors la question suivante : « Un paradoxal exemple de régime politique tel que le "despotisme démocratique" est-il effectivement apparu dans l’histoire ? ». La réponse ne se fait pas attendre : « C’est bien entendu le cas. Tocqueville ne s’est pas contenté de discuter de la possibilité sur le plan logique, et il n’a pas non plus imaginé le futur comme prophète. On peut penser qu’il avait en tête la Chine ». Commençons, dès à présent, la présentation de cette thèse d’apparence bien originale, mais dont la pertinence est incontestable en ce qu’elle est porteuse d’une vision différente de l’histoire telle que nous pouvons généralement nous la représenter. Cette dernière permet en effet l’émergence de riches questionnements tant sur la nature et l’histoire de la démocratie, que sur les trajectoires intellectuelles et politiques que connurent parallèlement la civilisation Occidentale et la civilisation chinoise. Plus qu’une simple analyse historique et philosophique abstraite, ce travail proposé par  Watanabe Hiroshi nous semble même d’une grande valeur pour comprendre les dynamiques à l’œuvre à la fois dans la Chine et l’Occident contemporain, et peut contribuer significativement à la formation de représentations plus pertinentes sur ce qui s’y passe aujourd’hui – et, par conséquent, ce qui pourrait s’y produire dans un futur plus ou moins proche.

 

1) Qu’est-ce que la « démocratie » chez Tocqueville ?

 

            Avant toute chose, il convient de revenir sur les fondamentaux de la pensée d’Alexis de Tocqueville. Lorsque Tocqueville parle de « démocratie », de quoi parle-t-il vraiment ? Faire référence à la « démocratie » en histoire des idées n’a en effet que peu de sens en soi tant les représentations de la démocratie varièrent selon époques : parler de démocratie au Vème siècle AVJC, au XIXème siècle ou aujourd’hui revient, en définitive, à parler de choses éminemment différentes. Et Tocqueville, de son côté, en a une définition bien spécifique, puisque ce qu’il appelle « démocratie » n’est pas un régime politique ou un mode de gouvernement, mais plutôt un « état social ». Watanabe souligne en particulier la spécificité de la conception tocquevilienne de la démocratie, en mettant en avant sa rupture avec le sens qu’on prête généralement à ce terme aujourd’hui. Il ouvre ainsi sa conférence en affirmant : « Je crois que tous les lecteurs attentifs d’Alexis de Tocqueville savent que dans De la démocratie en Amérique, l’antonyme de "démocratie" n’est pas "monarchie". Encore moins "despotisme". C’est "aristocratie". La raison en est évidente : chez lui, "démocratie" ne désigne pas le gouvernement de la foule des pauvres comme chez Aristote, ni l’autonomie du peuple. Chez Tocqueville, la démocratie est une société régie par l’égalité des conditions ». Tocqueville affirme en effet, dès l’introduction de son ouvrage :

 

            « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés.

            Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au-delà des mœurs politiques et des lois, et qu’il n’obtient pas moins d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : il crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu’il ne produit pas.

            Ainsi donc, à mesure que j’étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir ».

            - Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, « Introduction », Institut Coppet, 2012, p.13.

 

            La démocratie, au sens de Tocqueville, correspond donc spécifiquement à l’état d’une société régie par ce principe d’égalité des conditions. Philippe Bénéton précise, le sens des mots employés par Tocqueville pouvant faire l’objet de mauvaises interprétations, que « l’égalité qui est au cœur de l’état social démocratique ne se confond pas avec l’égalité matérielle – riches et pauvres existent toujours –, elle est une égalité inscrite dans le droit et surtout dans la conscience des sociétaires : les hommes démocratiques se pensent et se sentent fondamentalement égaux et indépendants vis-à-vis d’autrui et par suite semblables » (« Éléments d’histoire [second tableau] », p.362). L’égalité des conditions n’est donc pas une égalité d’ordre économique et sociale, et n’a rien à voir avec « l’égalité réelle » dont parlent les marxistes : il s’agit d’un état d’esprit, d’une conception des êtres humains comme fondamentalement égaux.

            Le caractère spécifique de cet état d’esprit prend sens lorsqu’on l’oppose à ce qui l’a précédé en Europe, et qui est défini comme l’état social inverse : l’aristocratie. Au sens tocquevillien, l’aristocratie désigne un état social hiérarchisé, dans lequel l’inégalité de conditions est considérée comme un fait légitime et naturel. La société est ainsi composée de plusieurs classes perçue comme foncièrement différentes, disposant dès lors de droits et de prérogatives distincts, mais qui collaborent entre elles et sont foncièrement interdépendantes. La société d’ordre, mode d’organisation social hérité de la féodalité qui eut court en France jusqu’en 1789, est un exemple de société aristocratique dans l’œuvre de Tocqueville. Les membres des trois ordres disposaient en effet de prérogatives différentes justifiées par leurs différentes fonctions dans la société, qu’ils assuraient pour les deux autres ordres dans une sorte de « division des tâches ». La noblesse devait en effet défendre l’ensemble de la société et assurer sa sécurité, le clergé était en charge du soin des corps et des âmes (il ne se contentait en effet pas de prier pour le salut des âmes ; il était en charge des hôpitaux, de l’éducation…), tandis que le Tiers État s’occupait de la production de l’alimentation pour l’ensemble de la société (paysans), mais aussi de tout ce qui était nécessaire à la vie (artisans, commerçants…) (voir « De l'ensauvagement et la pacification des sociétés européennes : "Et Louis XIV inventa Instagram" »). Chaque ordre assurant une fonction essentielle à la survie du groupe pour le compte de tous les autres, c’est bien non seulement la différence et l’inégalité (sans la connotation négative qui lui est généralement prêtée, simplement au sens de « non-égalité »), mais surtout l’interdépendance et la complémentarité entre les hommes qui étaient au fondement de la société aristocratique.

            Watanabe, enfin, met en avant un élément fondamental distinguant chez Tocqueville l’état social démocratique de l’état social aristocratique : « Dans une société démocratique, non seulement il n’y a pas d’aristocrate, mais il n’existe pas non plus de statut acquis par la naissance et transmis par filiation. La naissance ne décide automatiquement en rien de ce que [l’individu démocratique] sera. Les trajectoires de vies standardisées et les modes de vie définis par les statuts des sociétés aristocratiques, où l’on décide de qui sera aristocrate, qui sera bourgeois, et qui sera paysan en fonction de sa parenté, n’existent pas ». Ce point est sans doute le plus fondamental : quand la société aristocratique constitue sa hiérarchie sociale sur la base de la naissance des individus, la société démocratique régie par l’égalité des conditions s’y oppose vigoureusement, et se hiérarchise sur la base de d’autres critères que la naissance. Dans le cas de la France post-révolutionnaire, c’est le mérite individuel qui servit de nouveau critère de hiérarchie sociale, en se fondant en particulier sur la réussite dans le cadre de « l’école républicaine » : on appelle ce nouveau système de hiérarchisation de la société la « méritocratie ».

            Nous insistons encore sur cette idée fondamentale, qui est que la démocratie telle qu’envisagée par Tocqueville correspond spécifiquement à l’état d’une société régie par l’égalité des conditions, et certainement pas à un régime politique particulier. L’histoire de France, et l’émergence de la société démocratique dans le cadre d’un régime républicain s’opposant à une monarchie qui symbolisait la société aristocratique, ne doit pas nous amener à amalgamer de façon absolue « République » et « démocratie ». Ainsi que le met en avant Watanabe, « chez Tocqueville, la démocratie n’implique pas nécessairement la République. Une société démocratique gouvernée par un roi est tout à fait envisageable ». Tocqueville, en effet, envisage même explicitement ce cas de figure lorsqu’il affirme, dans le cadre d’une réflexion portant sur un tout autre sujet : « Il est à croire que l’empire intellectuel du plus grand nombre serait moins absolu chez un peuple démocratique soumis à un roi qu’au sein d’une pure démocratie ; mais il sera toujours très-absolu, et, quelles que soient les lois politiques qui régissent les hommes dans les siècles d’égalité, l’on peut prévoir que la foi dans l’opinion commune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera le prophète » (« De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques », p.398).

            De même, alors que les deux termes sont dans le langage courant devenus antithétique, il est  tout à fait envisageable pour Tocqueville qu’un peuple démocratique soit soumis à un « despote ». Non seulement Tocqueville juge que démocratie et despotisme sont compatible, mais plus encore, il affirme explicitement que la démocratie est un état social favorisant l’établissement du despotisme (définit ici comme un régime privant les hommes de leurs libertés). Il soutient en ce sens : « Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité. Le despotisme me paraît donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques » (« Suite des chapitres précédents », p.608).

 

2) « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ».

 

            Il convient ici de présenter cette thèse fondamentale dans la pensée d’Alexis de Tocqueville, qui est celle du « despotisme démocratique ». Tout d’abord, Tocqueville évoque un certain nombre de « passions démocratiques », qui sont des attitudes nouvelles dans le cadre du XIXème siècle qui découleraient de l’émergence de l’égalité de conditions, et qui rendraient possible l’affirmation du « despotisme démocratique ». Bénéton, analysant la pensée de Tocqueville, en liste 4 principales :

            1) Le repli sur soi et l’individualisme : « Puisqu’il n’entend voir autour de lui que ses semblables, l’homme démocratique ne peut en quelque sorte se perdre de vue. (…) Chacun est indépendant d’autrui et se suffit à lui-même, chacun alors se replie sur soi. Ce qui fait agir l’homme démocratique, c’est l’individualisme, distinct de l’égoïsme, "un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis" [« De l’individualisme dans les pays démocratiques », p.456]. (…) Les institutions aristocratiques liaient étroitement les hommes entre eux, la démocratie non seulement abolit les relations de sujétion personnelle ou de patronage mais aussi, parce que les hommes sont semblables, elle dissout les liens de déférence, les relations liées aux influences individuelles. "L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part" [« De l’individualisme dans les pays démocratiques », p.457]. L’individualisme démocratique tend à faire de la société un agrégat d’individus isolés » - Philippe BÉNÉTON, Introduction à la politique, « Éléments d’histoire [second tableau] », PUF, 2010 ; pp.364-367.

            2) Le doute, la domination de l’opinion commune et la passion du bien-être matériel : « L’homme démocratique est égal à tout autre, il en vient à considérer que son opinion vaut celle de tout autre, que chacun est aussi éclairé que n’importe lequel de ses concitoyens. Il tient alors à avoir son opinion (…). Mais comment, faible, isolé, pourrait-il avoir pleine confiance en lui-même ? L’homme démocratique ne se fie plus à autrui, il ne peut se fier à lui-même, dès lors il accorde sa confiance à la masse : "À mesure que les citoyens deviennent plus égaux, (…) la disposition à croire la masse augmente (…). Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre" [« De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques », p.397]. (…) Quand il [l’homme démocratique] revendique comme sienne l’opinion de la majorité, il entend avant tout exercer son droit à une opinion personnelle. Il tient à avoir une opinion, mais il n’a guère de fortes convictions. Au fond de lui-même, l’homme démocratique est en proie au doute, il ne peut plus s’appuyer sur la tradition ni sur la raison d’hommes supérieurs, il n’ose s’appuyer sur sa propre raison. Alors, "dans le doute des opinions, les hommes finissent par s’attacher uniquement aux instincts et aux intérêts matériels, qui sont bien plus visibles, plus saisissables et plus permanents de leur nature que les opinions" [« De la liberté de la presse aux États-Unis », p.203]. (…) L’homme démocratique est sans boussole et sans attaches fixes du fait de la mobilité sociale ; les biens matériels sont la seule amarre solide à laquelle s’attacher tandis que le changement perpétuel des conditions avive le désir d’acquérir et la crainte de perdre. L’âme démocratique s’emplit alors de l’obsession des biens matériels » - Philippe BÉNÉTON, Introduction à la politique, « Éléments d’histoire [second tableau] », PUF, 2010 ; pp.364-365.

            3) L’envie insatiable et la concurrence universelle : « La recherche du bien-être ne délivre pas l’homme démocratique de son inquiétude. D’abord parce que, pressé d’acquérir toujours plus, hanté par le temps qui passe, songeant sans cesse à ce qu’il n’a pas, il reste insatisfait, perpétuellement agité, jamais apaisé. Ensuite, parce qu’il ne cesse pour ainsi dire de buter sur les autres. L’autre, son semblable, est un obstacle à son bonheur parce qu’il est un concurrent – l’égalité démocratique, en supprimant les privilèges [au sens médiéval, c’est-à-dire non un avantage absolu, mais des lois particulières accordées à un groupe en raison de sa condition particulière] et barrières, a établi la concurrence de tous– Surtout, il est un obstacle dans la mesure même où il n’est pas tout à fait son semblable » - Philippe BÉNÉTON, Introduction à la politique, « Éléments d’histoire [second tableau] », PUF, 2010 ; p.365.

            4) La passion pour l’égalité : « La passion de l’égalité est la passion principale des temps démocratiques, et elle est une passion perpétuellement insatisfaite qui croît avec l’égalité elle-même. "(…) Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande" [« Pourquoi les Américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-être », p.482]. Cette passion de l’égalité à une telle force que le goût naturel que les hommes démocratiques ont pour la liberté est impuissant à l’endiguer. (…) "Les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment et ils ne voient qu’avec douleur qu’on s’en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie" [« Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l’égalité que pour la liberté », pp.455-456] » - Philippe BÉNÉTON, Introduction à la politique, « Éléments d’histoire [second tableau] », PUF, 2010 ; pp.366.

 
 

            Ces quatre « passions démocratiques » transformeraient ainsi la société dans un sens qui, selon Tocqueville, ferait peser de façon très concrète le risque de l’établissement d’un « despotisme démocratique ». Mais ce despotisme dont parle Tocqueville n’est pas un « despotisme traditionnel ». Il ne s’agirait pas d’un régime qui opprime explicitement les citoyens, en faisant régner la terreur par la force ; il s’agirait plutôt d’un « despotisme d’un genre nouveau ». Ses conséquences seraient en revanche les mêmes : en définitive, le « despotisme démocratique » est un régime despotique en ce qu’il retire aux citoyens leur liberté, leur autonomie. Toute la subtilité de cette forme de pouvoir nouvelle, qui poussa Tocqueville à affirmer dans son introduction « Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau » (p.16), est parfaitement exprimée par Manuel Zafra Víctor dans le chapitre qu’il consacre à l’auteur de la démocratie en Amérique dans le manuel Ideas políticas para un mundo en crisis : « Le risque et la menace qui pèsent sur les démocraties ne sont pas seulement à identifier dans l’arbitraire ou les abus de pouvoir, mais surtout dans l’émergence d’un pouvoir qui, sans recours à la violence et dans le respect des libertés civiles, privera de liberté des citoyens se focalisant sur leurs intérêts particuliers. Ce despotisme ne saute pas aux yeux, et n’est pas fondé sur la peur comme le décrivait Montesquieu. Au contraire, il exerce sa domination de manière subtile : il ne réprime pas, il corrompt ; il bloque toute impulsion altruiste ou civique pour favoriser l’isolement et l’indifférence entre les individus. Il s’agit d’un pouvoir insaisissable, l’égalité de conditions rend le poids de l’opinion générale immense sur chaque individu, et ce phénomène s’explique plus par la constitution de la société que par les lois politiques. (…) Par conséquent, l’espèce de despotisme que les nations démocratiques ont à craindre se caractérise par une extraordinaire souplesse, surtout à travers l’insignifiance du détenteur formel du pouvoir ou de leur nombre, qu’il s’agisse d’un seul ou d’une assemblée ; l’aspect décisif n’est pas qui domine, mais plutôt le comportement des dominés, l’attention doit se porter sur la structure de l’obéissance plutôt que sur celle de la domination » (« Capítulo 7. El pensamiento político de Alexis de Tocqueville en el contexto de las revoluciones contemporáneas », p.140).

            Cette nouvelle forme de despotisme, contrairement à sa forme traditionnelle, ne se trouverait même pas imposée de l’extérieur contre la volonté de la société ; elle en émanerait même immédiatement et naturellement, en ce que les « passions démocratiques » favoriseraient sa mise en place. C’est en ce sens que Bénéton met en avant, par exemple, la « connivence secrète entre l’individualisme et le despotisme ». Il affirme en effet : « L’individualisme porte les hommes à ne songer qu’à eux-mêmes et à se considérer isolément, par là même il tarit les sources des vertus publiques. L’homme démocratique n’a pas naturellement le goût de s’occuper des affaires publiques et sa pente naturelle est d’en abandonner le soin à l’État. D’un autre côté, le despotisme favorise de tels sentiments et il met tous ses soins à isoler les sociétaires. "Ainsi, les vices que le despotisme fait naître sont précisément ceux que l’égalité favorise. Ces deux choses se complètent et s’entraident d’une manière funeste. L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. Le despotisme élève des barrières entre eux et les sépare. Elle les dispose à ne point songer à leurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l’indifférence. Le despotisme, qui est dangereux par tous les temps, est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques" [« Comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libres », p.459] » (« Éléments d’histoire [second tableau] », p.367).

            C’est donc directement l’état social démocratique qui ferait naître chez les citoyens qui le composent, à travers l’individualisme qu’il promeut, ce « despotisme d’un genre nouveau ». Tout d’abord en ce que cet individualisme empêcherait les individus de pouvoir s’associer pour y résister, contrairement à ce qui pouvait se passer dans une société aristocratique ; Tocqueville affirme en ce sens : « On peut dire également que dans une aristocratie le peuple est à l’abri des excès du despotisme, parce qu’il se trouve toujours des forces organisées prêtes à résister au despote » (« Nécessité d’étudier ce qui se passe dans les états particuliers, avant de parler du gouvernement de l’union », p.85). Mais surtout, cet individualisme aurait pour caractéristique de pousser les citoyens à se concentrer sur leurs affaires privées et leurs intérêts personnels, les amenant ainsi à déléguer la gestion des affaires publiques, et du plus grand nombre de choses possibles, à l’État. Le pouvoir se trouve alors extrêmement centralisé, attribuant à l’État un contrôle considérable sur la vie des individus qui lui ont délégué des pans entiers de leurs existences. Dans ces quelques lignes célèbres, Tocqueville décrit en détail la nature de ce « despotisme démocratique » auquel il songe :

 

            « Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

            Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux ; mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

            Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

            C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses ; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

            Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger »

            - Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », Institut Coppet, 2012, pp.605-606.

 

            L’œuvre de Tocqueville ne se limite pas à la description de ce « despotisme démocratique » : Tocqueville, soucieux de l’avenir des libertés, proposa un certain nombre de mesures pour « modérer » la démocratie : importance des associations comme corps intermédiaires entre l’individu et l’État, importance des instances politiques locales, de la religion et de la morale religieuse… Mais ces considérations, aussi importantes soient-elles, sortent du cadre de notre travail. Quoi qu’il en soit, la connaissance de sa thèse, devenue un classique des sciences politiques, est d’une importance cruciale en soi tant elle suscite la réflexion ; et sa prise en compte nous semble être devenue un enjeu vital pour comprendre le conjoncture politique et sociale dans le contexte de la France « post-covid ». Il semblerait en effet que Tocqueville puisse être placé, aux côtés d’autres penseurs comme Friedrich Nietzsche ou Gilbert Chesterton, dans la catégorie des visionnaires, qui surent parfaitement analyser les dynamiques naissantes à leur époque et les prolonger de façon à nous permettre de mieux comprendre ce monde dans lequel eux ne vivaient pas encore mais qu’ils voyaient déjà, qui est le nôtre. Tocqueville, cependant, n’était-il qu’un prophète, qui imagina l’avenir à partir de ces dynamiques naissantes qu’il observait, et dont il esquissa seulement le prolongement naturel ? Sans doute en partie, mais pour Watanabe Hiroshi, ce « despotisme démocratique » que décrit Tocqueville n’est pas le pur fruit de son imagination. Pour le décrire, il se serait aussi inspiré d’une situation politique bien concrète : celle de la Chine de son époque.

 
 

3) « Il ne fait pas de doute que Tocqueville considérait la Chine de son époque comme une société démocratique ».

 

            « Comptez que plus une nation est démocratique, éclairée et libre, plus le nombre de ces appréciateurs intéressés du génie scientifique ira s’accroissant, et plus les découvertes immédiatement applicables à l’industrie, donneront de profit, de gloire, et même de puissance à leurs auteurs (…). On peut aisément concevoir que dans une société organisée de cette manière, l’esprit humain soit insensiblement conduit à négliger la théorie, et qu’il doit au contraire, se sentir poussé avec une énergie sans pareille vers l’application, ou tout au moins vers cette portion de la théorie qui est nécessaire à ceux qui appliquent. En vain, un penchant instinctif l’élève-t-il vers les plus hautes sphères de l’intelligence, l’intérêt le ramène vers les moyennes. C’est là qu’il déploie sa force et son inquiète activité, et enfante des merveilles. Ces mêmes Américains, qui n’ont pas découvert une seule des lois générales de la mécanique, ont introduit dans la navigation une machine nouvelle qui change la face du monde. (…)

            Tout ce que je veux dire est ceci : l’inégalité permanente des conditions porte les hommes à se renfermer dans la recherche orgueilleuse et stérile des vérités abstraites ; tandis que l’état social et les institutions démocratiques les disposent à ne demander aux sciences que leurs applications immédiates et utiles. Cette tendance est naturelle et inévitable. (…) De nos jours, il faut retenir l’esprit humain dans la théorie, il court de lui-même à la pratique, et au lieu de le ramener sans cesse vers l’examen détaillé des effets secondaires, il est bon de l’en distraire quelquefois, pour l’élever jusqu’à la contemplation des causes premières.

            Parce que la civilisation romaine est morte à la suite de l’invasion des barbares, nous sommes peut-être trop enclins à croire que la civilisation ne saurait autrement mourir.

            Si les lumières qui nous éclairent venaient jamais à s’éteindre, elles s’obscurciraient peu à peu, et comme d’elles-mêmes. À force de se renfermer dans l’application, on perdrait de vue les principes, et quand on aurait entièrement oublié les principes, on suivrait mal les méthodes qui en dérivent ; on ne pourrait plus en inventer de nouvelles, et l’on emploierait sans intelligence et sans art de savants procédés qu’on ne comprendrait plus.

            Lorsque les Européens abordèrent, il y a trois cents ans, à la Chine, ils y trouvèrent presque tous les arts parvenus à un certain degré de perfection, et ils s’étonnèrent, qu’étant arrivés à ce point, on n’eût pas été plus avant. Plus tard, ils découvrirent les vestiges de quelques hautes connaissances qui s’étaient perdues. La nation était industrielle ; la plupart des méthodes scientifiques s’étaient conservées dans son sein ; mais la science elle-même n’y existait plus. Cela leur expliqua l’espèce d’immobilité singulière dans laquelle ils avaient trouvé l’esprit de ce peuple. Les Chinois, en suivant la trace de leurs pères, avaient oublié les raisons qui avaient dirigé ceux-ci. Ils se servaient encore de la formule sans en rechercher le sens ; ils gardaient l’instrument et ne possédaient plus l’art de le modifier et de le reproduire. Les Chinois ne pouvaient donc rien changer. Ils devaient renoncer à améliorer. Ils étaient forcés d’imiter toujours et en tout leurs pères, pour ne pas se jeter dans des ténèbres impénétrables, s’ils s’écartaient un instant du chemin que ces derniers avaient tracé. La source des connaissances humaines était presque tarie ; et, bien que le fleuve coulât encore, il ne pouvait plus grossir ses ondes ou changer son cours.

            Cependant la Chine subsistait paisiblement, depuis des siècles ; ses conquérants avaient pris ses mœurs ; l’ordre y régnait. Un sorte de bien-être matériel s’y laissait apercevoir de tous côtés. Les révolutions y étaient très-rares, et la guerre pour ainsi dire inconnue.

            Il ne faut donc point se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous ; car, s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds ». - Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, « Pourquoi les Américains s’attachent plutôt à la pratique des sciences qu’à la théorie », Institut Coppet, 2012, pp.419-421

 

            Cet extrait de la démocratie en Amérique est extrêmement riche. Il est ici explicitement question du rapport qu’entretient une société démocratique avec la science, ainsi que l’indique le titre du chapitre correspondant. La thèse de Tocqueville consiste en l’affirmation que l’égalité des conditions, en ce qu’elle produit un attachement aux choses matérielles tel que décrit ci-avant, amène les homes à s’intéresser en premier lieu à tout ce qui peut contribuer à leur jouissance matérielle. Si l’égalité des conditions permet sans aucun doute de maximiser la quantité d’individus intéressés par les sciences, la majorité ne s’y intéresse qu’en tant que ces apports scientifiques sont tournés vers une application concrète, au détriment des sciences théoriques. Ces dernières ont en effet pour but non la « jouissance du corps » mais la « jouissance spirituelle », et sont entreprises non pas dans une perspective d’application pratique pour améliorer le confort matériel, mais en soi, par amour de la connaissance. Or, cette focalisation collective sur l’application et les « sciences pratiques » au détriment des sciences théoriques que Tocqueville observe dans les démocraties aboutirait, en définitive, à de bien fâcheuses conséquences. L’obsession de la pratique et du fonctionnement concret et matériel conduirait collectivement (Tocqueville précise qu’il y aura toujours individuellement des amoureux de la science théorique), et progressivement, une civilisation à l’oubli des fondements et des connaissances abstraites qui, à travers leur application pratique, permettent les plus grandes avancées technologiques et civilisationnelles. C’est en ce sens qu’il affirmait : « À force de se renfermer dans l’application, on perdrait de vue les principes, et quand on aurait entièrement oublié les principes, on suivrait mal les méthodes qui en dérivent ; on ne pourrait plus en inventer de nouvelles, et l’on emploierait sans intelligence et sans art de savants procédés qu’on ne comprendrait plus ».

            Cette réflexion sur le rapport à la connaissance et à la science est d’un grand intérêt en soi. D’autant plus lorsque Tocqueville, poursuivant sa réflexion, en vient à esquisser une réflexion qui rentrerait parfaitement dans le cadre de notre travail concernant la trajectoire de la civilisation Occidentale (voir par exemple « "Qu'eût fait Napoléon avec des raisonneurs ?" » ou « La Civilisation Chrétienne, des Évangiles à la Théorie du Genre ») par l’affirmation suivante : « Il ne faut donc point se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous ; car, s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds ». Cette conclusion lui vint après un passage dans lequel il cherche à illustrer à travers un exemple les conséquences civilisationnelle que produit selon lui un attachement collectif trop important aux sciences pratiques dans les démocraties au détriment des sciences théoriques ; et cet exemple qu’il mobilise, il s’agit de la Chine.

            Il décrit la Chine du XIXème siècle comme une civilisation qui disposaient de tous les arts et de connaissances scientifiques considérables dans à peu près tous les domaines ; mais il décrit surtout le fait que malgré le fait que toutes ces connaissances y soient présentes, l’esprit scientifique n’y existe plus. Cette description vient illustrer les conséquences d’une domination de la science pratique sur la science théorique qu’il décrivit juste avant : lorsque la science pratique monopolise les esprits d’un peuple démocratique, ce dernier en vient à oublier les fondements des techniques qu’il utilise, et se trouve condamné à reproduire sans cesse des techniques qu’il ne comprend plus et qu’il ne peut donc plus modifier. Dans un tel contexte, l'innovation et le progrès de la science deviennent impossible. « Les Chinois, en suivant la trace de leurs pères, avaient oublié les raisons qui avaient dirigé ceux-ci. Ils se servaient encore de la formule sans en rechercher le sens ; ils gardaient l’instrument et ne possédaient plus l’art de le modifier et de le reproduire ».

            Cette thèse est peut-être l’une des plus intéressantes tentatives d’explication de ce phénomène voulant que la Chine ait été à l’origine de bon nombre des plus grandes innovations technologiques de l’histoire de l’humanité : la boussole, le papier, l’imprimerie, l’acier, l’horlogerie, la monnaie et même la poudre à canon ont été inventés en Chine bien avant que l’Occident ne mette au point ces technologies. Mais l’histoire nous montre que la Chine ne les a jamais perfectionnées au même point que l’Occident, qui les a ensuite mobilisées comme des outils pour conquérir le monde. La Chine a tout inventé, et a pendant longtemps disposé d’une avance scientifique et technologique considérable sur l’ensemble du monde ; comment alors expliquer qu’une telle civilisation ait raté le train de la modernité scientifique, et se soi laissée dépasser par l’Occident ? Il existe autant de réponse à cette question qu’il existe d’esprit s’étant attelé à y trouver une réponse ; mais Tocqueville, à cet étonnant paradoxe, en propose une qui se résume en un mot : démocratie. La précocité de l’entrée de la Chine dans l’ère démocratique permet de comprendre le ralentissement de son dynamisme intellectuel et scientifique, qui s’explique par la domination progressive de la science pratique au détriment de la science théorique. C’est cet « oubli des principes » qui en découle qui aurait rendu impossible l’innovation, et condamné la civilisation chinoise à l’imitation servile des innovation produites durant l’ère pré-démocratique, ou du moins jusqu’à une époque où l’état d’esprit démocratique ne dominait pas entièrement toute la société.

            Cet extrait du chapitre intitulé « Pourquoi les américains s’attachent plutôt à la pratique des sciences qu’à la théorie ? » est le premier mobilisé par Watanabe Hiroshi dans sa conférence pour justifier l’idée que Tocqueville ait été inspiré, dans sa description du « despotisme démocratique », par l’expérience politique chinoise. Mais ce passage n’est pas le seul qu’il mobilise pour étayer sa thèse. Dans le chapitre intitulé « Nécessité d’étudier ce qui se passe dans les états particuliers, avant de parler du gouvernement de l’union », dans la partie « Des effets politiques de la décentralisation administratives aux États-Unis », Tocqueville affirme encore dans les notes : « La Chine me paraît offrir le plus parfait emblème de l’espèce de bien-être social que peut fournir une administration très centralisée aux peuples qui s’y soumettent. Les voyageurs nous disent que les Chinois ont de la tranquillité sans bonheur, de l’industrie sans progrès, de la stabilité sans force, et de l’ordre matériel sans moralité publique. Chez eux, la société marche toujours assez bien, jamais très bien. J’imagine que quand la Chine sera ouverte aux Européens, ceux-ci y trouveront le plus beau modèle de centralisation administrative qui existe dans l’univers » (p.81). Cette référence à la Chine sert ici à illustrer les conséquences de la centralisation, qu’il détaillait de la façon suivante : « La centralisation réussit sans peine à imprimer une allure régulière aux affaires courantes ; à régenter savamment les détails de la police sociale ; à réprimer les légers désordres et les petits délits ; à maintenir la société dans un statu quo qui n’est proprement ni une décadence ni un progrès ; à entretenir dans le corps social une sorte de somnolence administrative que les administrateurs ont coutume d’appeler le bon ordre et la tranquillité publique » (p.81). Cette forme de centralisation, qui correspond sans peine à celle que nécessite le « despotisme démocratique » que Tocqueville décrit plus loin dans son ouvrage, coïncide donc d’après l’auteur de la démocratie en Amérique parfaitement avec le modèle de centralisation administrative chinois, ce qui va là encore dans le sens de la thèse de Watanabe. Mais il reste cependant un passage, extrait du chapitre intitulé « Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions », à la fin de l’ouvrage, qui permet d’affirmer de façon indubitable que Tocqueville considérait que la Chine était une démocratie :

            « À la Chine, où l’égalité des conditions est très-grande et très-ancienne, un homme ne passe d’une fonction publique à une autre, qu’après s’être soumis à un concours. Cette épreuve se rencontre à chaque pas de sa carrière, et l’idée en est si bien entrée dans les mœurs, que je me souviens d’avoir lu un roman chinois où le héros, après beaucoup de vicissitudes, touche enfin le cœur de sa maîtresse en passant un bon examen. De grandes ambitions respirent mal à l’aise dans une semblable atmosphère » - Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, « Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions », Institut Coppet, 2012, p.558.

 

            Selon les propres mots de Tocqueville, la Chine est présentée comme un lieu où l’égalité des conditions est à la fois « très-grande » et « très-ancienne ». Étant donné que l’égalité des conditions est le principe même de la démocratie au sens tocquevillien du terme, reconnaître que cette égalité des conditions existe en Chine aboutit mécaniquement à reconnaître le caractère démocratique de la société chinoise, et confirme le sens de ces différentes allusions que Tocqueville a pu faire à la Chine au fil de son ouvrage. Watanabe résume la démarche de Tocqueville en affirmant : « La Chine est présentée ici comme un exemple réel de démocratie qui existe depuis fort longtemps, et se perpétue encore aujourd’hui. En même temps, elle constitue aussi un avenir possible des États-Unis ». Car en effet, Tocqueville mobilise souvent la Chine comme illustration de ce qui pourrait advenir si la démocratie, qui se développe à la fois aux États-Unis et en Europe, ne vient pas à être modérée. Lorsque Tocqueville évoque la question du rapport à la connaissance et aux risques qu’encourent les civilisations qui laissent les sciences pratiques prendre le pas sur les sciences théoriques, et les marginaliser complètement, lorsque Tocqueville parle des civilisations qui « étouffent elles-mêmes sous leurs pieds » la lumière, Tocqueville désigne la Chine de son époque. Et il et avertit l’Occident qu’ils encourt le risque de prendre la même direction s’il ne contrôle pas le mouvement de démocratisation, s’il ne modère pas le processus avec un certain nombre de garde-fous, dont ceux qu’il dénombre dans son ouvrage. Et le « despotisme démocratique » dont parle Tocqueville, cette forme nouvelle de despotisme qu’il pressent, ne serait en ce sens pas une pure fiction abstraite née de son imagination. Tocqueville désignerait en définitive une forme de gouvernement proche de celui que l’on trouvait dans la Chine qui lui était contemporaine : c’est, entre autre éléments, à partir de l’expérience chinoise qu’il « veu[t] imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde ».

 

            « "La Chine, où l’égalité des conditions est très-grande et très-ancienne". Tocqueville l’écrit bien. Il ne fait pas de doute que Tocqueville considérait la Chine de son époque comme une société démocratique. La démocratie chez Tocqueville différait de l’acceptation usuelle, et ne concernait pas simplement la situation des États-Unis. Elle n’était pas non plus seulement l’avenir de l’Europe d’alors. Elle était la situation réelle de la Chine de l’époque. Mais elle était aussi la preuve concrète que la démocratie prenait une mauvaise direction. En effet, pour Tocqueville, la Chine était une société démocratique dominée par un despote. Son régime était un despotisme démocratique. En effet, Tocqueville avait sans doute la Chine en tête quand il expliquait les effets néfastes où pouvaient mener la démocratie. (…) Dans son ouvrage, Tocqueville met en garde contre une possible sinisation de l’Amérique et de l’Europe. En arrière plan de la démocratie en Amérique se trouve, en contraste, l’ombre de la démocratie en Chine. Les chercheurs qui ont travaillé sur Tocqueville me semblent n’avoir pas suffisamment prêté attention à ce point. » - WATANABE Hiroshi, « Tocqueville et les trois révolutions : France (1789), Japon (1867) et Chine (1911) », Collège de France, 8 juin 2018.

 

Empire des Qing à son apogée

 

            Tocqueville se serait donc bien, dans l’analyse du phénomène démocratique qu’il produit dans De la démocratie en Amérique, inspiré de ce qu’il savait de la Chine de son époque, celle de la dynastie Qing (« 清朝 », 1644 – 1912). Cette affirmation, en définitive, n’a rien de bien surprenant : il n’aura été ni le seul, ni même le premier, à s’inspirer de ce qu’il savait d’elle dans le cadre d’une réflexion politique concernant l’Occident. La Chine, à travers les descriptions de son système politique, social et philosophique proposé par les jésuites entre le XVIème et le XVIIIème siècle, était déjà un élément central dans les réflexions des philosophes des Lumières, qui mobilisèrent ce qu’ils savaient d’elle pour étayer leurs théories. Voltaire, par exemple, mobilisa explicitement l’exemple chinois dans nombre de ses écrits : le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis Charlemagne jusqu’ à Louis XIII, Le siècle de Louis XIV, les Lettres Chinoises, Indiennes et Tartares à Monsieur Paw par un bénédictin, la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie Chinoise ; et jusqu’à, bien entendu, sa pièce de théâtre L’Orphelin de Chine. Montesquieu, Quesnay, Diderot, Malebranche et même Turgot sont d’autres exemples.

            Il convient cependant de préciser que la vision qu’avaient Voltaire et ses contemporains de la Chine était parfois assez éloignée de ce qu’elle était véritablement. Comme le précise l’historien Shī Zhǎn (« 施展 ») dans son article intitulé « L’image de la Chine dans la pensée européenne du XVIIIème siècle : de l’apologie à la philosophie pratique », « nous pouvons voir, de notre point de vue contemporain, que ce que Voltaire attribue à la Chine et à la morale chinoise, ce sont les principes des Lumières nés dans son propre esprit ». Le « modèle chinoise » présenté par les philosophes des Lumières, que ce soit pour l’ériger en modèle à suivre (François Quesnay, qui vantait son modèle d’absolutisme éclairé dans son ouvrage Despotisme de la Chine [1767]) ou en repoussoir (Montesquieu, qui rejetait son despotisme dans sa célèbre typologie des régimes politiques de l’Esprit des lois [1747]) ne servit qu’à défendre des théories et conceptions qui visaient en premier lieu à réformer les sociétés européennes.

 

            « Voltaire considérait la Chine comme le modèle à suivre, à tel point que c'est la première civilisation qu'il étudie dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations. Tout d'abord, il est fasciné par ce que nous appelons maintenant la laïcité du pouvoir chinois, qui reposait sur une morale (le confucianisme) et non sur une religion. Pour montrer à quel point l'empire du Milieu est laïque, il suffit de constater que la principale critique portée par ses détracteurs en Europe concernait son supposé athéisme, puisqu'il n'existait pas de religion d'État. Voltaire va consacrer beaucoup d'énergie à combattre cette thèse et à montrer que la Chine n'est pas athéiste mais déiste avec un culte consacré à un être suprême. Il était également admiratif de sa méritocratie mandarinale : il écrit 1770 que "l'esprit de l'homme ne peut pas imaginer un meilleur gouvernement que celui de la Chine où tous les pouvoirs sont entre les mains d'une bureaucratie dont les membres ont été admis après de très difficiles examens". Pour lui, "la Chine est un pays qui récompense la vertu et qui encourage le mérite : un honnête et pauvre paysan y est fait mandarin. En France, on l'aurait taxé lourdement" ».

            - Murat LAMA, Lee Kuan Yew, Singapour et le renouveau de la Chine, « Les lumières franco-chinoises de Voltaire », Manitoba/Les Belles Lettres, 2016, pp.433-434.

 

            « Voltaire considère que le confucianisme n’a point de superstitions, point de légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature. En ce sens, il a existé en Chine un système par lequel des philosophes laïcs devenaient, grâce à des examens écrits, les gouvernants. Il n’est pas étonnant que les philosophes du XVIIIème siècle, tels que Voltaire et François Quesnay, aient éprouvé de la sympathie pour la Chine ».

            - WATANABE Hiroshi, « Tocqueville et les trois révolutions : France (1789), Japon (1867) et Chine (1911) », Collège de France, 8 juin 2018.

 

            « Les Jésuites ont offert à l’Occident une image idéalisée de la Chine, à la fois sur le plan philosophique et sur le plan social. (…) Leur image déformée de la Chine a nourri la pensée des philosophes des Lumières et leur a permis d’établir leurs propres théories pour réformer la société européenne et s’opposer au christianisme. (…)

            Que son image soit positive ou non, tous les récits doivent être compris à la lumière des intentions des narrateurs. (…) Ils ne s’intéressent pas à la Chine telle qu’elle est, parce que leur préoccupation essentielle est la reconstruction de la pensée occidentale. Les travaux des missionnaires jésuites répondent à des besoins européens. Les propagandistes de la Sorbonne, tels du Halde et Couplet, donnent l’image d’un empire de la raison ; ce faisant, ils construisent un cadre de référence mettant en valeur les critiques des pratiques et institutions européennes en matière de religion, morale, politique et éducation ».

            - SHI Zhan, « L’image de la Chine dans la pensée européenne du XVIIIème siècle : de l’apologie à la philosophie pratique », Annales historiques de la Révolution française, 347 | 2007, pp.93-111.

 

            Tocqueville ne fut donc clairement pas le premier à mobiliser le « modèle chinois » dans le cadre d’une réflexion sur le système politique occidental. La lecture de son ouvrage qu’en fait le politologue Watanabe Hiroshi semble cependant appuyer le fait que la vision que le penseur normand avait du système politique et social chinois, et la façon avec laquelle il l’a mobilisé, se distinguent de celles de ses collègues du siècle précédent par sa clairvoyance. En définitive, Watanabe nous propose de voir dans le message de Tocqueville une forme d’alerte visant à prévenir l’Occident du risque de disposer quelques siècles plus tard, si le phénomène de démocratisation devait se poursuivre, d’un état social, d’un système politique et même d’une civilisation dans un état comparable à ce qu’il observait dans la Chine du XIXème siècle. En bref, Tocqueville aurait averti l’Occident du risque, à travers ce phénomène de démocratisation, de « sinisation » qu’il encourerait. Ce message peut sembler, dans ce contexte politique « post-covid » que Watanabe ne pouvait anticiper en 2018, et encore moins Tocqueville en 1840, là encore d’une brûlante actualité. Si la situation contemporaine est évidemment différente de celle dont parlait Tocqueville, et qu’il serait sage de se garder de toute extrapolation abusive, cette redécouverte de sa pensée par le prisme que propose Watanabe a le mérite de poser cette question de la « sinisation » du système politique et social de l’Occident dans un cadre qui va bien au-delà de la montée en puissance continue de la Chine dans le contexte du XXIème siècle, concomitante au déclin Occidental. Si les États-Unis et l’Europe décident véritablement d’emprunter une voie politique comparable à celle de la Chine, ce phénomène ne serait pas simplement la conséquence naturelle du retour de cette dernière au premier plan sur la scène internationale, mais serait un phénomène qui remonterait insidieusement au XVIIIème siècle.

            Il convient cependant de préciser que lorsque Watanabe parle de « sinisation », il ne parle bien entendu pas de l’adoption par l’Occident de la culture chinoise. Ce dont il parle, c’est plutôt de l’adoption par l’Occident d’un mode de fonctionnement politique et social similaire à celui que Tocqueville décrivait en Chine. Ce phénomène serait donc moins réductible à la civilisation chinoise qu’il serait concomitant au phénomène de démocratisation, que la Chine aurait simplement connue avant qu’il ne touche l’Occident. Cette « sinisation » pourrait, par ailleurs, être schématisée de façon à la fois métaphorique et pleine d’ironie par le renversement d’un slogan adopté à l’époque par le Japon de Meiji (« 明治時代 », « Meiji jidai », 1868 – 1912). De « Wakon yōsai » (« 和魂洋才 », « Esprit japonais, techniques occidentales » ; voir « Le Japon sur la voie de la modernité - De 1868 à 1889 (2/2) »), l’Occident serait-il en phase d’adopter comme mot d’ordre « Yōkon chūsai » (« 洋魂中才 », « Esprit Occidental, techniques chinoises ») ?

            La prise en compte de cette lecture de Tocquevile pose cependant plus de questions nouvelles qu’elle ne résout celle que l’on pouvait se poser au préalable. Si Tocqueville voyait dans la Chine du XIXème siècle une démocratie « très-ancienne », de quand daterait-elle donc ? Quelle serait son histoire ? Quels seraient ses principes de fonctionnement ? Et surtout, Tocqueville décrivait la démocratie que l’on trouvait dans la Chine du XIXème siècle, à savoir dans la Chine impériale de la dynastie Qing. Ce système politique s’est effondré avec la révolution de 1911, et la Chine connut par la suite une trajectoire politique chaotique durant tout le XXème siècle, avant de finalement retrouver une forme de stabilité à travers un nouveau système politique dominé par le parti communiste chinois. Comment évolua cette « démocratie chinoise » à travers tant de péripéties ? Tocqueville considérerait-il toujours comme une démocratie, au même titre qu’il percevait ainsi celle du XIXème siècle, la Chine du XXIème siècle ?

RÉFÉRENCES

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•       DE TOCQUEVILLE, Alexis. De la démocratie en Amérique (choix de textes), GF Flammarion, 2010.

•       BÉNÉTON, Philippe. « XVI – Éléments d’histoire (second tableau) », dans Introduction à la politique, PUF, 2010, pp.361-378.

•       GUILLAUD, Frédéric ; LEMOINE Maël. « Tocqueville », dans Philosophie, Auteurs et concepts, Bréal, 2012.

•       NEMO, Philippe.« Chapitre 5. Tocqueville. La liberté aristocratique », dans Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. PUF, « Quadrige », 2013, p. 1105-1152. Disponible sur : https://www.cairn.info/---page-1105.htm  

•       ZAFRA VÍCTOR, Manuel. « Capítulo 7. El pensamiento político de Alexis de Tocqueville en el contexto de las revoluciones contemporáneas », dans Ideas políticas para un mundo en crisis (Santiago Delgado Fernández y José-Francisco Jiménez-Díaz), Comares, 2021, pp.133-153.

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