Wework, quand la licorne se casse la figure

 
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C’est l’histoire d’une entreprise qui avait tout pour réussir. Un projet innovant et qui collait à l’air du temps, un produit qui surfe sur la vague des startups et des nouveaux entrepreneurs de l’ère Internet, un patron charismatique et dynamique, des investisseurs en cascade, une croissance fulgurante en 10 ans. Mais tout cela n’a pas suffi. Le gâteau était trop beau, trop reluisant, trop parfait. Il cachait une part d’ombre qu’il suffisait de gratter un peu sous la surface pour découvrir, révéler au monde l’inanité d’une ambition un peu trop démesurée. Il aura fallu l’étincelle d’une entrée en Bourse ratée en 2019 pour que le rêve se fracasse contre la réalité, que se dissipent les nuages de l’illusion, et que bœuf retrouve sa taille de grenouille. Chronique d’une farce médiatico-financière dont seule la place boursière américaine a le secret.

Une histoire très américaine

L’entreprise Wework a été fondée en 2010 par l’entrepreneur israélien Adam Neumann. Né dans un kibboutz et ayant grandi au Moyen-Orient, ce dernier part pour New York dans les années 2000 suivre sa sœur et s’essayer au business, avec des rêves de success story plein les yeux. C’est pendant qu’il développe sa première start-up dans le secteur du vêtement de luxe qu’il découvre une opportunité en or. Alors qu’il visite le nouvel immeuble acquis par le propriétaire de son local dans le but de dégoter de nouveaux espaces pour son personnel, une idée lui vient à l’esprit : et s’ils s’associaient pour proposer une approche innovante de l’immobiliser d’entreprise ? Et si au lieu de louer bêtement les surfaces au mètre carré à prix fixe à un seul preneur à la fois, ils proposaient le tout comme un espace de co-working à une multiplicité d’entreprises, en proposant l’accès à l’espace et à de nombreux services associés (conciergerie, logistique, cuisine) comme un package global ? Et si au lieu de louer de la surface on vendait un environnement de travail complet dans un immeuble de luxe ? La révélation est fracassante, l’entrepreneur se lance dans l’aventure. Son but : révolutionner et « disrupter » l’environnement de travail des grandes entreprises, et pourquoi pas réinventer l’open space à l’ère du co-working et des bureaux partagés. Dans la folie du boom des startups en recherche de locaux professionnels et avec des prix de l’immobilier en centre-ville ravagés par la crise des subprimes de 2008, Adam Neumann voit juste : Wework est né.

Le business model de départ est simple : l’entreprise se propose d’acquérir de beaux immeubles de haut standing dans des métropoles mondiales, pour en faire des espaces de travail adaptés à la vie en entreprise (vastes bureaux, box individuels, salles de réunions, espaces partagés). Ces immeubles sont ensuite loués à des professionnels qui souhaitent y installer leur salariés, le tout dans une ambiance très startup, avec poufs à volonté, salle de yoga et babyfoot à tous les étages. Le but ? Faire cohabiter dans un même lieu salariés et entrepreneurs de la nouvelle économie, créer une émulation entre jeunes travailleurs dynamiques pour les pousser à se dépasser dans un environnement favorisant la convivialité et la créativité. Bref, faire de chaque immeuble un mini campus Google. Quelle est la différence avec une pépinière d’entreprises classique ? Wework vise à créer un réseau mondial, et aspire à devenir la référence en la matière, en achetant des espaces gigantesques afin d’offrir à ses clients une grande flexibilité de locations (forfait de base tout compris, location à l’heure, au jour ou à l’année, espaces premiums personnalisés…), et à écraser la concurrence par l’offre la plus complète possible. Dans cette optique, Neumann surfe sur les nouvelles manières de travailler des entreprises de services : pour des cadres travaillant à distance et hyper connectés, il ne propose pas de louer des locaux, mais d’acheter un accès à un environnement de travail flexible et polyvalent. Il ne vend pas du « real-estate », mais du « space as a service » (comme il existe du « software as a service » pour les logiciels).

L’heure des succès

Le succès est très vite au rendez-vous : de 2 espaces gérés en 2010, l’entreprise passe à 23 en 2014, et à 425 en 2019, avec un total de 527 000 clients [1]. Le chiffre d’affaires explose, de 436 millions de dollars en 2016 à près de 2 milliards en 2018. Cette croissance fulgurante s’explique par un fort succès commercial : Wework achète de l’immobilier à tour de bras et ouvre des dizaines de locations chaque année, alors que la demande grimpe en flèche. C’est que le management veut pouvoir se plier aux désirs immobiliers de chaque client pour le facturer au prix fort. Pour cela, il faut avoir de gros volumes d’espace disponible sous le coude. D’où la course aux achats pour atteindre la taille critique. Cette adéquation entre l’offre d’espaces partagés et la demande des entreprise soucieuses de réduire leur coûts immobiliers révèle que Neumann a eu la bonne intuition : les grandes entreprises sont de plus en plus réticentes à posséder leurs immeubles en propre et n’hésitent pas à délocaliser leur gestion des bureaux à des tiers pour offrir à leur employés des espaces flexibles, surtout à destination d’une population de cadres qui voient se démocratiser le télétravail. Quand aux jeunes pousses, elles sont prêtes à s’installer dans des locaux partagés sans se ruiner. Commercialement, c’est une incontestable réussite, qui illustre le flair entrepreneurial de son fondateur. Un flair qui lui permet d’attirer de nombreux investisseurs : en plusieurs tours de tables, Wework lève des centaines de millions de dollars avec JP Morgan ou des fonds comme Benchmark. La consécration viendra en 2017, quand le géant japonais Softbank rentre au capital pour 4,4 milliards de dollars, persuadé que la boîte a de quoi devenir « le prochain Alibaba » [2]. Neumann peut exulter : il est le premier CEO américain d’une « décacorne » (une start-up valorisée à plus de 10 milliards de dollars), et rêve tout haut de remplacer Steve Jobs dans le panthéon des patrons visionnaires en col roulé. Pour parachever son couronnement, il lance en grande pompe le projet de l’introduction en bourse de son bébé, rebaptisé « The We Compagny », au 3ème trimestre 2019. Dans l’opération, l’entreprise est valorisée à 47 milliards de dollars, pour levée-cible de 3,5 milliards [3]. Du gâteau, pensait-on.

Les masques tombent

Pourtant, la fête sera de courte durée, et le retour sur Terre brutal. Alors qu’elle publie en août 2019 le prospectus de son introduction auprès de la SEC [4], de nombreux détails viennent titiller l’œil des investisseurs et jettent un sérieux doute sur la viabilité du conte de fées : et si Wework n’était en fait pas rentable ? Ce dernier aligne les pertes d’année en année avec une régularité déconcertante, et affiche un déficit comptable de 1,9 milliards en 2018 ! Alors que les revenus explosent, les coûts de « handling » (détention, entretien et maintenance de l’actif) augmentent encore plus, et chaque acquisition (via l’achat direct ou plus souvent le bail avec option type lend-lease) coûte plus cher encore, car au prix initial, il faut rajouter toute une gamme de travaux, de réfections, de mise aux normes et d’équipements qui viennent accaparer une part non négligeable de la trésorerie, et ce sans mettre de revenus en face. En effet, lors de l’achat d’un bien, l’entreprise se donne un an de « rent-free period » pendant laquelle l’immeuble n’est pas loué et est en travaux. L’idée était qu’au fil des achats, une grande part de ces biens seraient exploités et génèreraient suffisamment de recettes pour couvrir en direct les coûts des nouveaux actifs. Mais ce raisonnement ne tient pas. Dans sa présentation, l’entreprise affiche un  taux de marge faramineux de 30% par euro facturé. Pourtant, il faut tenir compte d’un artifice comptable pour inclure dans ce calcul la quote-part de coûts liés à la location qui n’existent pas pendant la « rent-free period », mais qu’il faut étaler sur toute la durée de vie de l’immeuble. Ce faisant, on arrive à un taux de marge de 12%. Bien insuffisant pour couvrir tous les frais liés aux acquisitions exponentielles non rentables : au 31 décembre 2018, 67% des immeubles étaient en phase de « Sign » (a peine acheté) ou « Build » (en travaux), soit les deux tiers du parc immobilisés et improductifs. Seuls 10% des places (soit 180 000 sur les 1 851 000 au catalogue) étaient en phase « Run » et rapportaient du chiffre d’affaires ! Wework pouvait bien parier sur le fait qu’elle arriverait à rentabiliser un immeuble en 12 mois, elle ne peut pas supporter une disproportion énorme de places disponibles encore immobilisées faute d’ouverture. Et si elle prévoyait d’arriver à une proportion inverse d’ici 18 mois (deux tiers du parc matures financièrement ou en passe de l’être) elle n’avait plus aucune marge de manœuvre pour accroître ses ressources dans l’immédiat avec un taux d’occupation déjà à 85% au bout de 6 mois pour les immeubles les plus récents. Reste donc à tenir la barre par des emprunts massifs (4,7 milliards à la clôture 2018), et surtout un shoot permanent au financement externe via des levées de stocks options et des instruments convertibles en tout genre, ponctués par de gigantesques tours de table pour trouver de l’argent frais, ce qui était la raison d’être de l’IPO de 2019. Hélas, les investisseurs n’ont pas cru en sa capacité à maîtriser ses dépenses dans la durée, et la perspective de cette fuite en avant dans des achats toujours plus onéreux sans actif pérenne rentable en face en a refroidi plus d’un. Il faut dire que proposer de brûler du cash pour entretenir un actif qui n’a pas atteint le seuil de rentabilité ne fait pas spécialement envie.

Et ce n’est pas le seul hic de l’affaire : dans son prospectus, Wework détaille foule d’anecdotes croustillantes promptes à semer le doute. L’entreprise décrit qu’elle confie une partie de la gestion de ses immeubles à une entité centralisatrice des prestations appelée « Ark ». Dans les faits, cette dernière sous-loue au groupe une partie d’entre eux, qui sont devenus entretemps la propriété d’Adam Neumann. Il est apparu que celui-ci a profité de l’organigramme complexe de son groupe pour les transférer à des sociétés sous son contrôle et en récupérer les fruits via une facturation interne. Un mélange des genres qui n’a pas plu à ses futurs actionnaires, surtout quand ils ont dû avaler le montant record (6 millions de dollars) que le groupe a aussi eu à payer à la holding personnelle de Neumann pour que ce dernier accepte de lui céder les droits du nouveau nom « The We Compagny »[4]. Sans doute ont-ils eu aussi vent des méthodes de management du patron omnipotent qui épuise ses collaborateurs, impose des rythmes de travail infernaux, vire ses employés car sa femme « n’aime pas leur énergie » [5], interdit la consommation de viande parmi ses équipes et se comporte comme un étudiant attardé, entre débauche d’alcool et fêtes incessantes au bureau ou planquant sa drogue dans les soutes de son jet privé. Sa mégalomanie enfin a dû enfoncer le dernier clou de son cercueil, lui qui se voyait déjà conquérir la place de président du monde, devenir le premier humain à posséder 1 000 milliards de dollars, et s’installer sur Mars. Ou peut-être est-ce son insupportable manie, avec son look de surfeur californien, d’abreuver le public et les journalistes d’autocongratulations mielleuses sur les nouveaux modèles de communauté collaboratives dont Wework est le précurseur, sur la formidable spiritualité qu’il a créée et  qui expliquerait sa réussite, ou ses mièvreries pour enfant de 10 ans, justifiant ses besoins en milliards par le fait qu’il voulait faire passer l’humanité du « Me » au « We ».

La comédie prend fin en octobre 2019 : devant les réticences des investisseurs et les multiples baisses de fourchette, l’introduction en Bourse de Wework est suspendue, faute d’acheteurs. Le couperet tombe : la boîte voit sa valorisation chuter de 47 milliards à 8 milliards en une journée [6]. Devant la défiance générale, Adam Neumann est débarqué de son poste exécutif par le Conseil d’administration du groupe. Mais cela ne suffit pas. Devant le mur de l’argent et anticipant une pénurie de trésorerie à court terme, l’entreprise demande une recapitalisation d’urgence à ses actionnaires. Softbank accepte, sous conditions de restructurer le business et de sortir définitivement le trublion Neumann. Ce dernier ne cède que devant la perspective d’une OPA du japonais sur l’essentiel des actions du management pour 3 milliards de dollars, couplés à 185 millions d’une promesse de contrat de consulting à son nom pendant 4 ans et d’une ligne de crédit de 500 millions pour éponger ses dettes auprès de JP Morgan. Soit un parachute doré de près de 1,7 milliards de dollars [7], alors que l’entreprise lance en parallèle un vaste plan social, virant 2 400 employés [8]. En avril 2020, SoftBank cèdera à la pression du fond activiste Eliott Management et refusera toutefois de lancer le plan à 3 milliards, déclenchant avec son ancien protégé une bataille judiciaire qui promet de faire longtemps la une de CNN [9].

Alors quelle morale trouver à cette fable absurde ? Déjà qu’il faut s’interroger sans cesse sur les modèles que nous proposent ces nouveaux acteurs de l’économie collaborative, qui vendent du rêve en visioconférence mondiale, mais ne proposent rien d’autre qu’un business plan éculé. C’est ce qu’ont  vu voir de nombreux investisseurs, tellement obnubilés par leur recherche de la nouvelle Licorne qu’ils sont prêts à financer à fonds perdus des entreprises non matures sans aucune perspective de rentabilité. Une leçon à méditer pour les fonds d’investissements en surplus de cash. On en retiendra aussi que les places financières américaines en ont assez de supporter des CEO mégalomaniaques, gourou autoproclamés d’un monde où la technologie fera le bonheur des communautés humaines. Peut-être la modestie sera-elle de nouveau bienvenue sur les places boursières. Mais la principale leçon à retenir restera qu’on peut faire confiance aux marchés financiers pour faire revenir un peu de rationalité économique dans le monde survolté des startups. Que l’analyse froide des investisseurs, des fonds d’épargne et du grand public à la veille d’une introduction en Bourse vient à bout des discours ronflants de patrons illusionnistes et des super commerciaux exaltés qui veulent changer le monde avec des bouquets de fleurs virtuels. A certains qui sont toujours prompts à lui faire des procès en déconnexion et en spéculation, la sphère financière répond que les survalorisations abusives et les fameuses bulles  spéculatives sont aussi le fait de patrons et d’investisseurs isolés qui jouent avec le feu, et s’aveuglent sur la valeur réelle de leur nouveau jouet,  avant que la foule des traders et des analystes viennent siffler la fin de la récréation. Dans la tempête des euphories boursières, ont peut compter sur eux pour ramener ces titres à leur juste valeur et éviter les fuites en avant vouées à la faillite. En somme, les marchés financiers seraient-ils devenus les meilleurs alliés des épargnants ?

 

Sources :

[1] – Résumé de la saga Wework
https://www.lefigaro.fr/societes/comment-les-folies-d-adam-neumann-ont-plombe-wework-20191029

[2] – Investissement de SoftBank dans Wework
https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/comment-adam-neumann-gourou-de-wework-sest-brule-les-ailes-1134680

[3] - Introduction en Bourse de Wework
https://www.bnnbloomberg.ca/wework-to-unveil-ipo-filing-as-soon-as-next-week-1.1299835

[4] – Les petits arrangements d’Adam Neuman
https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/wework-les-details-intrigants-du-document-dintroduction-en-bourse-1124745

[5] – Les frasques d’Adam Neumann
https://www.vanityfair.com/news/2019/09/adam-neumann-run-dmc

[6] – Le fiasco de l’IPO de Wework en 2019
https://www.businessinsider.fr/us/wework-ipo-fiasco-adam-neumann-explained-events-timeline-2019-9

[7] – Plan de sauvetage de Wework
https://www.challenges.fr/finance-et-marche/wework-accepte-le-plan-de-sauvetage-de-softbank_681022

[8] – Plan social chez Wework
https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/wework-licencie-20-de-ses-effectifs-1149811

[9] – Action en justice de Wework
https://edition.cnn.com/2020/04/08/tech/wework-softbank-lawsuit/index.html