De l'homme et de l'absurdité chez Albert Camus (1/3)

 
Albert Camus (1913-1960) auteur de L’Etranger et de Le Mythe de Sisyphe

Albert Camus (1913-1960) auteur de L’Etranger et de Le Mythe de Sisyphe

 

Introduction

Qu’est-ce donc que « l’homme » ? Qu’est-ce que « l’homme absurde » ? Qu’est-ce que « l’absurde », précisément, et en quoi cela peut-il éclairer notre regard sur le propre de la condition humaine ?

Ordinairement, l’idée d’ « absurde » désigne ce qui est dénué ou vide de sens, ce qui ne saurait être compris ou expliqué par une suite logique enchaînement de causes et d’effets. Partant de cette compréhension ordinaire de ce qu’est l’absurde, il peut paraître vain de vouloir ainsi définir l’homme par l’absurde.

L’absurde, chez Camus, se comprenant dans le sens d’une acceptation de la contingence des choses, en quoi cette même contingence est elle encore compatible avec la possibilité d’une définition d’essence (« qu’est-ce que l’homme ? »).

Nous pouvons également nous demander pourquoi est-ce si crucial dans l’œuvre de Camus au point que le premier cycle de l’ensemble de l’œuvre de Camus lui soit dédié.

Pour quelles raisons donc cette notion est-elle au cœur de tous ces romans, ces pièces de théâtre et même de sa correspondance ? Nous nous appuierons, pour ce faire, sur principalement deux textes : L’étranger et Le Mythe de Sisyphe.

L’Étranger fait partie du "cycle de l’absurde" formé d’œuvres diverses : un essai avec la figure mythologique de Sisyphe (l’homme et son rocher), une pièce de théâtre (Caligula l’empereur romain fou d’inaccessible) et un récit L'Étranger (thème du meurtre et de la condamnation absurde). Ce cycle de l’absurde est une réflexion portant sur l’individualité, c’est-à-dire un type de rapport aux autres, un rapport forcé engendré par une certaine société du confort, du bien être et de la conformité à certaines normes jugées « bonnes » ; c’est aussi une réflexion portant sur l’altérité et la peur / la crainte qui lui est adjointe, c’est-à-dire sur les conditions d’existence et de mise en présence d’un homme alors considéré d’un strict point de vue mathématique (autrui n’étant alors compris négativement par rapport à un sujet).

Rappel des grandes lignes du récit de L’Etranger 

L’action se déroule en Algérie française. Meursault (le narrateur) apprend par un télégramme la mort de sa mère. Il se rend en autocar à l’hospice, près d’Alger. Il n’exprime ni tristesse ni émotion. Il refuse de voir le corps, mais veille le cercueil comme c’est la tradition, en fumant et buvant du café. Aux funérailles, il ne montre aucun chagrin, ne pleure pas, et se contente d’observer les gens qui l’entourent.

Le lendemain, de retour à Alger, Meursault va nager dans la mer et rencontre une jeune fille, Marie. Une relation se développe entre eux, au cours de laquelle il ne montre pas plus de sentiment ou d'affection envers Marie qu’à l'enterrement de sa mère.

Meursault fréquente son voisin, Raymond Sintès soupçonne sa femme d’être infidèle et craint les représailles de son frère. Meursault accepte. La semaine suivante, Marie et Meursault perçoivent les bruits d’une dispute violente entre Raymond Sintès et sa maîtresse, jusqu’à l’intervention d’un agent. Raymond vient demander à Meursault de lui servir de témoin de moralité. Il affirme au tribunal que la maîtresse de son voisin a été infidèle et Raymond est quitte pour un avertissement. Celui-ci invite Meursault à passer la journée du lendemain dimanche dans le cabanon de l’un de ses amis, Masson, dans la banlieue d’Alger.

Marie demande à Mersault de l’épouser : il accepte, bien que cela lui soit égal. Le dimanche, Marie et Meursault prennent le bus avec Raymond pour rejoindre le cabanon de Masson. Ils sont suivis par un groupe d’Arabes, dont le frère de la maîtresse de Raymond contre lequel Meursault a témoigné. Après déjeuné, les trois hommes vont se promener sur la plage, sous un soleil de plomb. Ils croisent à nouveau le groupe d’Arabes.

En remontant au cabanon, Meursault obtient de Raymond qu’il lui confie son révolver afin d’éviter qu’il ne tue quelqu’un. Meursault retourne sur la plage. La chaleur est accablante. Il rencontre un des Arabes qui sort un couteau. Meursault, ébloui par le reflet du soleil sur la lame, sort le revolver dans sa poche puis tout s’enchaîne.

Puis Meursault est incarcéré. Tout au long de son emprisonnement et jusqu’à la veille de son exécution, Meursault affiche la même indifférence, semblant ne rien ressentir. Il se sent étranger à ce qui lui arrive et ne montre au procès aucun regret, ce qui met son avocat très mal à l’aise.

Finalement, Meursault est condamné à mort. Dans sa cellule, Meursault doit affronter l'aumônier de la prison qu’il refuse de rencontrer, mais qui tente de prendre sa confession. Il lui promet une autre vie s’il se tourne vers Dieu. Meursault entre dans une grande colère et met le prélat dehors. Il est convaincu que seule la vie est certaine et que l'inéluctabilité de la mort lui enlève toute signification. « Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. »[1]

Un point dans le récit va particulièrement nous intéresser : Le procès. C’est à partir du procès que le personnage de Meursault se révèle. Le procès devant alors ce tournant clef dans la construction du récit, temps fort à partir duquel la « singulière individualité » de Meursault (en somme, sa personnalité) va être étudiée à partir d’un autre évènement, lui aussi peu commun, le meurtre de « l’arabe » (pas un homme « en particulier » définit par une identité propre mais une certaine idée d’homme, un homme « générique / commun », homme simplement compris sur un mode arithmétique). Le procès mettant cette double altérité / aspérité en présence, il est l’occasion de saisir, négativement, les contours de quelque chose comme « un homme ».

Le mythe de Sisyphe[2]

Commençons par rappeler l’histoire du mythe tel qu’il nous est compté par Homère dans l’Odyssée au chant XI :

Sisyphe est un homme qui, ayant déjoué la mort, ayant réussi à fuir une première fois les enfers et ayant osé défier les dieux (après avoir marchandé avec Asopos désireux de retrouver sa fille Egine enlevée par Zeus et après avoir trompé Thanatos lui-même), fut condamné, dans le Tartare, à faire rouler éternellement jusqu'en haut d'une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet.

Que comprendre, que tirer de cette histoire mythologique d’un temps (historique et culturel) passé ? En quoi ce mythe est-il digne d’intérêt pour traiter de la condition humaine et en quoi intéresse-t-il Camus ? Que nous apprend ou est susceptible de nous apprendre le personnage de Meursault dans L’Etranger sur ce qu’est un homme (dans le cas présent, un « homme absurde ») ? En somme, qu’est-ce qu’un homme et une existence absurde, au regard de A. Camus ?

Commençons par revenir sur ce qu’est l’absurde

Camus appelle le sentiment tragique (né de sa maladie, il est atteint de la tuberculose) « l’absurde » qui est une force désespérée de vivre, intérieur.

A propos de l’émergence / de l’avènement de la notion de l’absurde, il écrit « … L’absurde nait d’une comparaison. Je suis donc fondé à dire que le sentiment de l’absurdité ne nait pas du simple examen d’un fait ou d’une impression mais qu’il jaillit de la comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse [3]».

L’absurde n’est donc pas un attribut d’une chose ou un produit d’un état d’une chose clairement définie mais le fait d’une relation (un entre deux) entre une action causée et le milieu (l’horizon infini qui le constitue). C’est-à-dire que l’absurde est ce rapport naissant de la confrontation / de la mise en présence d’un chose finie vis-à-vis d’une entité l’englobant et ne pouvant être restreinte de quelque manière que ce soit. En somme, cette relation, c’est le mouvement même d’une chose existante dans un espace et un temps (un contexte) particulier, non à proprement parler « déterminable », mouvement de l’être de la chose vers son échéance.

Dans une lettre à F. Ponge, il écrit : « Si je n'avais pas une peur bleue des magnifiques généralisations à la Nietzsche, je vous dirais : "Le sentiment de l'absurde, c'est le monde qui est en train de mourir, la volonté de l'absurde, c'est le monde nouveau" [4]».

Quels rapports à l’existence une telle approche absurde de l’existence (au travers des « vies » de Sisyphe et de Meursault) engage-t-elle ? C’est ce que nous allons tâcher d’étudier.


[1]http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/resume-d-oeuvre/content/1862548-l-etranger-de-camus-resume

[2] P.161-168 de Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Folio essais - Gallimard, Paris, 2020

[3] P.50

[4] Lettre à Francis Ponge au sujet du « Parti pris » (in Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, Pléiade, 2006, p. 887).

Sources :

Catherine Camus, Correspondance (1944-1959) avec Maria Casarès, NRF, Paris, 2019

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Folio essais - Gallimard, Paris, 2020

Albert Camus, Discours et Conférence : 1936-1958, Folio essais - Gallimard, Paris, 2017

Albert Camus, L’étranger, 1942, Folio essais - Gallimard, Paris, 2015

Homère, Odyssée, Trad. J. Métayer – E. Lasserre, GF, Paris, 2000

Damien Darcis, « L'absurde ou la condition humaine », ThéoRèmes [En ligne], Philosophie, mis en ligne le 10 mars 2017, consulté le 05 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/theoremes/1112

http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/resume-d-oeuvre/content/1862548-l-etranger-de-camus-resume

http://bacfrancaisldd2015.over-blog.com/2015/03/l-absurde-selon-camus.html

https://journals.openedition.org/theoremes/1112

http://mael.monnier.free.fr/bac_francais/etranger/abscamus.htm

https://journals.openedition.org/theoremes/1112?lang=en