Et l’Europe perdit la course aux satellites...

 
Satellite a large bande d’Oneweb , faisant parti de sa méga-constellation, lancé en 2019.

Satellite a large bande d’Oneweb , faisant parti de sa méga-constellation, lancé en 2019.

 

C’est une triste nouvelle passée inaperçue en ces temps troubles, noyée dans le flot de l’actualité mortifère sur la pandémie mondiale de Coivd-19. Pourtant, ce qui s’est joué dans la torpeur du printemps  2020 dans le monde feutré de l’aérospatial mondial représente une catastrophe pour ceux qui rêvaient d’une alternative internationale voire européenne à la mainmise américaine sur l’accès au Web.

Le 19 mars 2020, le communiqué de Bloomberg Finance [1] tombe comme un coup de tonnerre: la société Oneweb, pionnière de la production de satellites en série et grand espoir des nouveaux conquérants de la couverture Internet, annonce réfléchir à se placer sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. A court de trésorerie, elle manque cruellement de liquidités pour assurer la continuation de son activité, et les négociations avec son principal actionnaire, le groupe japonais SoftBank, sont dans l’impasse, tant la probabilité d’obtenir une rallonge conséquente paraît compromise dans le contexte d’une prochaine crise financière. C’est chose faite le 27 mars [2], quand le CEO de la société Adrian Steckel annonce la suspension du business, le licenciement de 85% des employés et la mise en vente de l’entité. Une société pourtant bien prometteuse.

Un rêve d’Internet mondial

Oneweb a été fondée en 2012 par l’entrepreneur et philanthrope américain Greg Wyler. Déjà connu dans le mondes des affaires outre-Atlantique pour avoir été à l’origine du projet O3B (Other Three Billion), il s’est donné pour mission d’œuvrer pour la réduction du fossé numérique dans le monde et d’utiliser l’accès à Internet comme un outil de développement des pays les moins avancés. Ce projet, lancé dans les années 2000, avait pour objectif de constituer un vaste réseau de satellites interconnectés au niveau de l’orbite basse de la Terre afin de fournir une couverture web de qualité à l’ensemble des 3 milliards de personnes qui en étaient encore privées dans le monde (d’où le nom). Bouclé en 10 tours de tables avec des investisseurs comme Google ou HSBC, les 1,7 milliards de dollars levés sont mis au service de la recherche et du développement de satellites spatiaux capables de fournir ce réseau. Pourtant la chose n’est pas aisée : il n’est pas facile de développer une technologie capable de se substituer aux infrastructures terrestres classiques d’accès à Internet que sont les câbles et la fibre optique, tandis que mettre au point des satellites coûte extrêmement cher (plusieurs dizaines de millions par prototype !), et chacun doit être fabriqué sur mesure. Le projet prend du plomb dans l’aile, et l’entrepreneur, pourtant associé à Richard Branson, revoit son ambition à la baisse, malgré la mise en orbite en 2014 d’une première flotte de 12 appareils. Recentrée sur un business model orienté vers les services aux entreprises (B2B), l’aventure ne l’intéresse plus et il quitte le navire en 2013, avant que l’entreprise ne soit rachetée par l’opérateur spatial luxembourgeois SES. Retour à la case départ pour Greg Wyler, qui a néanmoins tiré les leçons de ce semi-échec : il devra concentrer ses efforts dans le développement de satellites moins complexes et plus économiques. Avec plus de moyens.

En 2015 est alors lancée la société Oneweb, avec le même objectif initial de fournir une couverture Internet au monde entier par la voie spatiale. Mais le projet est plus ambitieux encore : Greg Wyler veut créer une nouvelle génération de satellites, beaucoup plus petits (150 kg en moyenne, contre les mastodontes de plusieurs tonnes que sont les engins standards), plus économes (500 000€ pièce contre 150 millions à l’heure actuelle) et surtout qui puissent être produits en série et à grande échelle. Ces nouveaux appareils ne seront pas aussi puissants que les anciens modèles, car ils ont vocation à opérer depuis l’orbite basse de la Terre (atour de 8 000 kilomètres d’altitude) et non l’orbite géostationnaire (36 00 kilomètres d’altitude). Ils doivent alors compenser leur piètre rayon d’action et leur autonomie limitée à 5 ans (contre 15 pour la génération actuelle) par un nombre important de véhicules en rotation. Le projet prévoie à terme une flotte de 900 appareils, contre 30 pour le système européen Galileo [3] et le russe Glonass, 24 pour le système américain GPS et 48 pour le système chinois Beidu [4]. Notons toutefois que ces systèmes ne fournissent pour l’instant que des services de géolocalisation spatiale et temporelle, quand Oneweb prévoie de fournir une couverture réseau complète.

Pour produire cette flotte de robots spatiaux, l’ingénieur avait besoin d’un industriel de l’aéronautique aux reins solides. Repoussant les avances de Boeing, Wyler signe finalement avec Airbus en avril 2016 pour 150 millions d’euros [5]. Le fruit de ce partenariat, la société Airbus Oneweb Satellites (AOS) voie le jour en Floride, et installe un gigantesque complexe de production à Cap Canaveral, non loin des locaux de la NASA. L’ambition est immense : le constructeur américano-français projette de faire sortir en vitesse de croisière 15 satellites par semaine, là où la technologie actuelle nécessite deux années pour un exemplaire ! La société réalise alors un deuxième tour de table et lève 2 milliards de dollars supplémentaires, notamment auprès de SoftBank [6].Pour installer son projet dans une démarche d’alternative à la dépendance américaine en matière de spatial, Oneweb confie à Arianespace la projection de ses engins en orbite, par un contrat d’un milliards d’euros pour l’achat et la manutention de 21 lanceurs Soyouz et A6 (le plus gros contrat de son histoire pour l’entreprise française) [7]. Et déjà les premiers tirs ont lieu en février 2019 et 2020 [8], et déjà l’on prévoit d’inaugurer avec eux le premier vol du lanceur Ariane 6 et du Vega C, pour célébrer en grande pompe l’avènement de cette nouvelle génération de fusées européennes sur les 21 lancements prévus jusqu’en 2021. Pourtant, tout va s’effondrer en quelques mois.

Au bout du tunnel, la déconvenue

Début 2020, Oneweb annonce qu’elle ne peut continuer son activité à court terme sans une remise à flot de l’ordre de 2 milliards de dollars. Les retards dans la définition du cahier des charges définitif et de multiples changements en cours de process ont achevé de convaincre l’entreprise qu’elle n’avait pas encore trouvé la formule gagnante pour la fabrication en série. De plus, les difficultés s’accumulant, les doutes initiaux et les ressentiments ressurgissent : arrivera-t’on à rentabiliser la flotte installée avant que les coûts de développements ne deviennent trop importants ? Est-il viable de s’acharner à produire et à lancer des centaines de satellites par an pour maintenir en activité un réseau à la performance  incertaine et dont on ne maîtrise pas encore la technologie ? Et puis les querelles politiques ressurgissent : La décision d’investir dans cette folle aventure n’a pas fait l’unanimité au sein du comité exécutif d’Airbus en 2016 [9], et son PDG de l’époque l’Allemand Tom Enders  n’a pas épargné l’Europe de critiques sur sa lenteur quand lui se targuait de mettre sur pied la prochaine success story du New Space. C’est finalement le porte-monnaie qui portera le coup de grâce au projet : dans un contexte de crise économique majeure consécutive à la crise sanitaire du Covid-19, le principal apporteur de fonds SoftBank refuse de remettre au pot et condamne le groupe à la cessation des paiements. Ce dernier se déclare en faillite et annonce désormais chercher à céder ses activités, sans repreneur identifié à date. Cette mésaventure est bien une catastrophe pour les intérêts français et européens.

Tout d’abord, elle prive l’Europe (et la France) d’un programme innovant, et de la potentialité de créer de toutes pièces une filière de satellites nouvelle génération, qui aurait été le vecteur d’une indépendance numérique renouvelée et pérenne. En effet, en ce domaine, les acteurs européens brillent par leur dispersion et leur faible nombre de véhicules en orbite (24 pour le français Eutelsat [10], 51 pour le luxembourgeois SES [11], une cinquantaine aussi pour le britannique Intelsat [12], plus les réseaux régionaux à petite échelle comme Hispasat et ses 10 appareils [13], ou le norvégien Telenor et les 4 appareils de son réseau Thor [14]). De leur côté, les géants américains Orcomm ou Globastar en alignent une cinquantaine chacun, sans parler des chinois en embuscade sur le marché. Avec la perte d’Oneweb, c’est un secteur porteur qui aurait pu devenir une filière d’excellence française qui s’éteint, et c’est la possibilité d’une innovation de rupture dans le domaine spatial qui s’éloigne. Airbus, elle, devra trouver autre part la voie de sa diversification, rendue nécessaire par l’abandon en 2019 de programmes comme l’A380 et les difficultés de l’A400M.

Cette mésaventure révèle bien sûr une fois de plus la mainmise et l’emprise des géants américains sur le secteur de la construction spatiale et la nécessité de traverser l’Atlantique pour trouver chez certains l’audace et la fougue nécessaire pour concrétiser l’ambition d’aller toucher les étoiles et de connecter le monde. S’il est bien beau depuis l’Europe de critiquer les rêves mégalomaniaques d’un Elon Musk, d’un Richard Branson ou d’un Jeff Bezos qui rêvent d’écrire à eux seuls une nouvelle page de l’histoire de la conquête spatiale, il n’en reste pas moins que seuls ces philanthropes passionnés ont encore le courage d’y croire et de susciter l’innovation, largement subventionnés et soutenus en commandes par de puissantes agences fédérales américaines, quand l’Agence Spatiale Européenne (ESA) s’embourbe chaque année dans d’interminables conflits politiques entre Etats, et que les champions nationaux doivent se battre pour décrocher des marchés de tir de satellites, que des pays pourtant soi-disant amis envisagent de confier aux russes ou aux chinois. Alors que le marché est nouveau et reste à défricher, les européens démontrent toujours leur incapacité à prendre l’initiative industrielle, en attendant bien sagement de se faire damer le pion par des concurrents aujourd’hui américains ou chinois, demain russes ou canadiens.

C’est bien évidemment aussi un coup dur pour Arianespace, qui perd en une fraction de seconde la perspective du tir de 650 satellites sur 18 lancements, soit deux ans d’activité assurée [15]. Elle qui comptait sur cette manne pour se faire la main et présenter au monde entier la viabilité et la compétitivité de son lanceur Ariane 62 devra se contenter des maigres appels d’offres sur Galileo qui lui sont à peu près acquis pour rebondir.

Si cette faillite est avant tout celle d’un procédé industriel qui n’était pas au point et d’un investissement enthousiaste sur une technologie non maîtrisée, elle met donc en lumière les faiblesses structurelles de l’industrie spatiale européenne, qui a du compter sur le consortium Airbus (paradoxalement débarrassé de l’influence des Etats depuis les manœuvres de Tom Enders en 2014) pour tenter d’exister encore dans la course aux satellites. Dans le contexte d’une guerre de la 5G à venir et dans le risque d’être pris en tenaille au cœur de la bataille sino-américaine pour laquelle le contrôle des flux de communications s’avèreront fondamentaux, la France et l’Europe ont tout intérêt à tenter de sauver le programme Oneweb, ne serait-ce parce qu’il représente une idée nouvelle, pour laquelle celui qui percera le secret de la standardisation et de la miniaturisation des satellites disposera d’un avantage compétitif sur ses concurrents. C’est un défi pour retrouver une place dans la cour des Grands de l’Espace. Un défi que n’importe quelle « startup nation » qui se respecte ne peut pas refuser.

Sources :

[1] Communiqué de Bloomberg sur la mise en faillite de Oneweb
https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-03-19/SoftBank-s-oneweb-is-said-to-mull-bankruptcy-as-cash-dwindles

[2] Communiqué de Presse de Oneweb sur sa mise en faillite
https://www.oneweb.world/media-center/oneweb-files-for-chapter-11-restructuring-to-execute-sale-process

[3] Système Galileo
https://www.usegalileo.eu/accuracy-matters/FR

[4] Système Beidu et GPS
https://bfmbusiness.bfmtv.com/hightech/les-grandes-ambitions-de-beidou-le-gps-chinois-qui-sera-bientot-disponible-partout-sur-la-planete-1842314.html

[5] Joint Venture Airbus Oneweb satellites
https://www.challenges.fr/challenges-soir/airbus-a-t-il-vu-trop-grand-avec-le-projet-oneweb_28750

[6] Levée de fonds auprès de SoftBank
https://www.cnbc.com/2020/03/27/SoftBank-to-let-internet-satellite-company-oneweb-file-for-bankruptcy.html

[7] Contrat Ariaespace Oneweb
https://www.lemonde.fr/economie/article/2015/06/25/contrat-historique-pour-arianespace_4662156_3234.html

[8] Tir des satellites Oneweb par Arianespace
https://www.arianespace.com/press-release/arianespace-successfully-performs-the-first-of-21-launches-for-the-oneweb-constellation/

[9] Investissement d’Airbus dans Oneweb
https://toulouse.latribune.fr/decideurs/entreprises/2017-06-27/satellites-a-toulouse-tom-enders-declare-sa-flamme-a-l-americain-greg-wyler-741830.html

[10] Flotte satellites Eutelsat
https://www.eutelsat.com/fr/satellites.html

[11] Flotte satellites SES
https://www.ses.com/sites/default/files/network_map/SES_NetworkMap_RGB_180827_Rise_BlueVersion-p.pdf

[12] Flotte satellites Intelsat
http://www.intelsat.com/about-us/overview/

[13] Flotte satellite Hispasat
https://www.hispasat.com/en/satellite-fleet

[14] Flotte satellite Thor
https://www.telenorsat.com/satellite-fleet/

[15] Economie : Arianespace dans l’inquiétude après la faillite de Oneweb (Franceinfo) https://la1ere.francetvinfo.fr/guyane/ouest-guyanais/guyane/arianespace-one-web-faillite-18-lancements-suspend-818204.html