Existe-t-il une nation taïwanaise ?

 
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Intégrée successivement à l’Empire chinois puis l’Empire japonais, nous avons pu voir la dernière fois (voir article « Brève histoire de Taïwan : La République de Chine ») que Taïwan était finalement revenue dans le giron chinois après la Seconde Guerre Mondiale avant de devenir le refuge de la République de Chine de Tchang Kaï-check, chassée du continent par les communistes. Après un quart de siècle d’autoritarisme, le gouvernement de Taïpei a finalement décidé d’adopter le régime politique Occidental, la démocratie libérale, et se trouve dirigé alternativement depuis par 2 partis politiques qui s’opposent en particulier sur la question de ce qui constitue l’identité taïwanaise, le KMT (« Kuomintang », « Parti National ») qui considère que Taïwan est avant tout la « République de Chine », tandis que le PDP (« Minjindang », « Parti Démocrate Progressiste ») met plutôt l’accent sur une identité spécifique de Taïwan et refuse ce principe d’une « identité chinoise » de l’île.

Dans ce contexte, peut-on considérer qu’il existe un « peuple taïwanais », une « nation taïwanaise » ? À moins que les taïwanais ne soient, malgré ce qu’affirment certains d’entre eux, bel et bien membres du « peuple chinois » ? Plutôt que de partir dans des conjectures et raisonnements abstraits, intéressons-nous  à ce qu’en pensent les principaux intéressés, les taïwanais eux-mêmes.

L’identité taïwanaise : triple clivage générationnel et clivage nord/sud

Une chose intéressante à observer est la triple fragmentation des taïwanais sur cette question de l’identité. Les taïwanais de plus de 60 ans, ayant passé la majeure partie de leurs vies sous la dictature du KMT, sont nombreux à toujours se considérer comme des chinois, ou comme des « chinois et taïwanais » ; leur appartenance à un même peuple ne fait pas de doute, la seule chose les différenciant étant le fait que leurs frères du continents soient « pris en otages » par les « bandits communistes ». Telle était la doctrine officielle, bien que certains, en particulier au sud de l’île, n’y aient jamais adhéré (de même que les aborigènes).

Pour les taïwanais de plus de 40 ans, la réponse est mitigée. S’ils se considèrent pour une part comme chinois, ils ne manquent pas de souligner que tant d’années de vies séparés et sous des régimes politiques si distincts les ont véritablement rendus différents des continentaux. Beaucoup d’entre eux ont pu reprendre contact avec des membres de leurs familles vivant toujours sur le continent, et une certaine ambiguïté dans leurs rapports à la Chine et aux chinois est flagrante.

Cette ambiguïté disparaît complètement chez les moins de 30 ans, qui sont nombreux à clamer qu’ils sont foncièrement taïwanais et n’ont rien à voir avec la Chine. Certains affirment de façon on ne peut plus claire que Taïwan est une nation tout à fait distincte qui n’a rien de plus en commun avec la Chine contemporaine qu’avec le Japon ou la Corée, et que ces liens qui relient Taïwan à la Chine ne sont que de l’Histoire et n’ont plus rien d’actualité. Face à une Chine qu’ils présentent comme impérialiste et totalitaire, ils opposent Taïwan comme un pays de liberté et de respect des droits de l’Homme. Les jeunes taïwanais se représentent en effet les étudiants ou touristes chinois comme des étrangers comme les autres et sont, de façon générale, favorables dans l’absolue à une indépendance de Taïwan ; qu’ils n’approuvent en général pas dans les faits, craignant que les menaces de prises de l’île par la force en cas de déclaration d’indépendance ne soient mises à exécution par la République Populaire de Chine.

On remarquait aussi, particulièrement au début de la démocratisation de Taïwan, un clivage très fort entre le nord du pays, en grande partie peuplé par des « taïwanais continentaux » ayant migré sur l’île au moment de la défaite de Tchang Kaï-chek en 1949 et votant majoritairement pour le KMT, et le sud du pays majoritairement peuplé de « taïwanais de souche », les « hoklo » qui étaient arrivés avant la colonisation japonaise et votaient en majorité pour le PDP. Ces 2 « catégories de taïwanais » étaient particulièrement visible après-guerre et pendant la dictature où s’exerçait une ségrégation tacite, les continentaux mandarinophones étant supérieurs dans la hiérarchie sociale aux hoklo parlant le min nan ou la haka (des « langues locales chinoises »), qui se voyaient par exemple confrontés à un plafond de verre dès qu’il s’agissait d’accéder à des postes à responsabilités.

Une animosité certaine divisait les taïwanais de cette époque, les continentaux accusant les hoklo d’avoir été des traître à la cause chinoise durant la guerre contre le Japon, et ces derniers ne supportant pas les comportements des 1ers qui agissaient sur l’île comme des colonisateurs. Si ces divisions sont toujours visibles dans les discours, les « continentaux » étant parfois accusés d’être des traîtres à la solde de Pékin cherchant à tout prix la réunification, elles sont aujourd’hui largement artificielles. En effet, à partir de la fin de la dictature et l’élection du Président KMT Lee Teng-hui, un « hoklo », la vie politique s’est « taïwanisée », c’est-à-dire que les institutions et la population taïwanaise renoncèrent à se considérer comme représentatives de toute la Chine pour se concentrer sur la situation exclusive de l’île. Aujourd’hui, l’idée d’une réunification avec le gouvernement de Pékin est de façon éminemment consensuelle extrêmement impopulaire, y compris auprès des « continentaux » qui ont réalisé à quel point la Chine actuelle n’a plus rien à voir avec celle de leurs ancêtres, et qui reconnaissent désormais de façon incontestable que Taïwan est « leur patrie ». Cette distinction entre « continentaux » et « hoklo » a de moins en moins de sens, non seulement en raison de cette « taïwanisation » des continentaux, mais aussi de la taïwanisation du KMT qui, l’ayant d’abord refusée au début des années 2000 (ce qui expliquait les victoires de PDP), l’a finalement acceptée et voit ses résultats grimper au sud. Le meilleur exemple de ce phénomène est la retentissante victoire de Han Kuo-yu, candidat KMT aux élections présidentielles de Janvier 2020, aux élections municipales de Kaohsiung, plus grande ville du sud et fief historique du PDP qui gouvernait la ville sans interruption depuis la fin de la dictature. Ce résultat est une étape de plus, rendant le clivage « Nord-KMT »/« Sud-PDP » un peu plus obsolète. Enfin, les nombreux « mariages intercommunautaires » et « métissages » entre « continentaux » et « hoklo » mettent progressivement un terme à cette société de clivage, surtout chez les jeunes générations, qui tendent ainsi à constituer un « peuple taïwanais » uni à travers la conscience d’appartenir à une même nation et derrière les mêmes valeurs.

La situation des aborigènes est cependant plus spécifique : on constate une renaissance de la « conscience aborigènes » ces dernières décennies, ayant tendance à pousser ces derniers à se démarquer du reste de la population - bien que leur influence soit désormais négligeable du fait de leur nombre (2 % de la population). Les aborigènes vivent toujours en majorité dans les zones montagneuses et sur la côte Pacifique, et soutiennent majoritairement le KMT – ce qui peut sembler paradoxal puisque le PDP se présente comme le parti des minorités, mais les aborigènes l’accusent d’instrumentaliser à des fins politiques leurs causes.

 
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La nation taïwanaise : une nation « contractuelle »

Avant de définir la nation taïwanaise, il convient de définir la vision de la nation en vigueur à Taïwan, et l’histoire de Taïwan telle que présentée, par exemple au Musée national de l’Histoire de Taïwan (國立臺灣歷史博物館地址) à Taïnan (臺南市) comme dans la bouche de ses habitants. Cette vision est incontestablement contractualiste, et correspond à peu de choses près à la définition de la nation que donnait Ernest Renan dans sa conférence « Qu’est-ce qu’une nation », à l’origine de la conception de la IIIème République française : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. ».

Cette conception contractualisée « française » de la nation, fondée sur l’idée qu’une nation repose à la fois sur la reconnaissance d’un héritage commun et la volonté présente de le perpétuer ensemble (que l’on retrouve en Extrême-Orient dans des pays comme l’Indonésie, Singapour ou la Russie), est généralement opposée à la conception essentialiste « allemande ». Théorisée par exemple par Johann Gottlieb Fichte ou Johann Gotfried Herder, cette conception considère que les membres d’une nation doivent plutôt partager des attributs « objectifs » comme la langue, la religion, la culture ou l’ethnie (que l’on retrouvera plutôt dans des pays comme le Japon ou la Birmanie, voire dans une certaine mesure en Malaisie ou en Chine).

En effet, les taïwanais considèrent généralement leur pays comme un pays multi-ethnique en faisant référence aux aborigènes et aux divers étrangers et immigrants qui vivent sur l’île. Ce discours qui peut sembler particulièrement étonnant quand on sait que près de 95 % de la population est ethniquement chinoise, que les aborigènes ne représentent plus que 2 % de la population et que la proportion d’étrangers et d’immigrants vivant sur l’île, bien qu’en augmentation constante, ne dépasse guère les 3 ou 4 % et se concentre quasi exclusivement dans les grandes villes. La nation taïwanaise se considère donc comme une nation multi-ethnique pour des raison historiques, et cette conception est l’une des bases sur lesquelles se fonde son l’identité, constituée à travers l’histoire très spécifique de l’île occupée au cours de son histoire par des peuples divers, qui aujourd’hui se côtoieraient et partageraient la volonté de vivre ensemble et d’être tous ensembles les « taïwanais », peu importe leurs origines.

Cette vision « multi-ethnique » de la nation est bien aujourd’hui un « acquis » puisque elle n’est remise en cause nul part sur l’échiquier politique, le clivage se trouvant au niveau culturel entre un KMT qui considère que bien que multi-ethnique Taïwan est de culture chinoise, face à un PDP qui nie cette culture chinoise affirmant soit une identité taïwanaise spécifique et distincte, soit une identité multiculturelle composée de la somme des multiples influences que l’île a reçues au cours de son histoire, aborigène, chinoise, occidentale et plus récemment sud-est asiatique via les immigrants actuels.



Les taïwanais et l’immigration

Les taïwanais sont en général plutôt favorables à l’immigration, et, d’après une étude menée par l’université de Chengchi, ils y sont d’autant plus favorables que les nouveaux arrivants sont des travailleurs qualifiés (avec une réticence pour les individus originaires d’Asie du Sud-est, qui représentent 90 % des étrangers vivant aujourd’hui à Taïwan et étant surtout des travailleurs peu qualifiés, étudiants ou femmes ayant épousées des taïwanais).

Malgré des naturalisations peu nombreuses, le poids de l’immigration dans la vie politique taïwanaise est croissant, surtout du fait des revendications des épouses nées à l’étranger ou de leurs enfants. Ces derniers représentent en effet une part importante de la population dans leur tranche d’âge, les mariages entre taïwanais et étrangers représentant 20 % de la somme des mariages depuis les années 2000, et ces femmes étrangères ayant un taux de natalité supérieur aux autochtones (atteignant les 2 enfants par femmes pour les femmes indonésiennes conte un taux de 1,2 pour les femmes taïwanaises). La question des « nouveaux citoyens » est en effet largement instrumentalisée par les partis politiques, le PDP se définissant comme « le parti des minorités », les présentant comme une « richesse » et une « chance » pour Taïwan selon un discours très similaire à celui des partis de gauche européens (et allant parfois jusqu’à s’approcher des positions du Parti Libéral Canadien de Justin Trudeau sur cette question). Il se présente ainsi en opposition au KMT, plus tiède sur cette question sans être pour autant opposé à l’immigration.

La dernière polémique sur cette question remonte au mois de Septembre, lorsque le candidat KMT aux élections présidentielles de 2020 Han Kuo-yu, abordant la question de la « fuite des cerveaux », a établi un parallèle entre les profils des émigrants et des immigrants : « Les talents ne cessent de partir, et seuls des ouvriers entrent. Cela crée un problème. Les phénix se sont tous envolés. Ceux qui arrivent ne sont qu’une bande de poulets. ». Ces propos furent immédiatement critiqués par le PDP, en particulier par la Présidente Tsai.

 
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Quoi qu’il en soit, si les taïwanais ont longtemps été un peuple clivé composé de multiples « identités » (continentaux, hoklo, aborigènes), ces clivages disparaissent dans la jeunesse du pays qui tend à constituer une identité beaucoup plus homogène et spécifique à Taïwan, basée sur des concepts de société multi-ethnique voire multi-culturelle, érigeant la Liberté, la démocratie élective et le respect des droits de l’homme dans leur acception occidentale en valeurs fondamentales – ce qui a une grande influence sur leur façon de penser et de se comporter, qui sur ce point les distingue incontestablement de la majorité des habitants de la RPC. Si la question d’une « identité taïwanaise spécifique » était une question bien difficile à trancher il y a encore quelques décennies, il est aujourd’hui indiscutable qu’elle est en cours de constitution. Mais cela sera-t-il suffisant pour assurer le maintien de Taïwan comme État indépendant, dans un contexte de multiplication des pressions de la part de la République Populaire de Chine qui se veut plus déterminée que jamais à trancher cette « question taïwanaise » dans le sens d’une réunification ?

 

Sources : 

Kuomintang [en ligne ; version du 30/12/2019]. Wikipédia, The Free Encyclopedia. Disponible sur : https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Kuomintang&oldid=932772063

Democratic Progressive Party [en ligne ; version du 28/12/2019]. Wikipédia, The Free Encyclopedia. Disponible sur : https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Democratic_Progressive_Party&oldid=932772035

TIERNY, Hugo. Taïwanais « de souche » ou « Continentaux », tous Taïwanais [en ligne]. Asialyst, 30/03/2017. Disponible sur : https://asialyst.com/fr/2017/03/30/continentaux-taiwan-tous-taiwanais/

MUYARD, Frank. Naissance d’une nation à Taïwan ? Essor de l’identité nationale taïwanaise et nouvel échec du Kuomintang à l’élection présidentielle. [en ligne]. Perspective chinoise, 82, 03/2004 – en ligne depuis 01/05/2007. Disponible sur : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/1342

MENGIN, Françoise. Taïwan ou la démocratisation sous tutelle : heur et malheur de la contrainte [en ligne]. Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol 28, 1997, n°3, pp43-62. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_1997_num_28_3_2866

RICH, Timothy. How Taiwanese Think About Immigration. A survey explores Taiwanese perceptions on immigration – especially from Southeast Asia [en ligne]. The Diplomat, 16/01/2019. Disponible sur : https://thediplomat.com/2019/01/how-taiwanese-think-about-immigration/

LIN, Ji-Ping. Tradition and Progress: Taiwan’s Evolving Migration Reality [en ligne]. Migration Policy Institute, 24/01/2012. Disponible sur : https://www.migrationpolicy.org/article/tradition-and-progress-taiwans-evolving-migration-reality

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YouTube. « Taiwan presidential election_ ads reflect contrasting campaigns of hopefuls Tsai Ing-wen and Han Kuo », South China Morning Post, 09/01/2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=4aLsovwsaQE

YouTube. « Han Kuo-yu ignites debate after comparing migrant workers to chickens », 民視英語新聞 Formosa TV English News, 01/09/2019. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=oRXX6b4zC6U