Fiers d’être français : la bataille de Bir Hakeim (1942)
Bataille quelque peu oubliée par la mémoire collective et absente de nos commémorations annuelles nationales, l’affrontement franco-italo-allemand qui s’est jouée du 27 mai au 11 juin dans l’oasis de Bir Hakeim (au Nord-Ouest de la Libye) constitue pourtant un tournant historique pour la participation de la France à la Seconde Guerre mondiale. En plus de constituer une victoire stratégique sur le théâtre d’opérations d’Afrique du Nord face aux troupes de l’Axe, elle contribue à légitimer l’armée de la France Libre comme un acteur à part entière de l’effort de guerre allié. Par ricochet, elle participe à la reconnaissance du général de Gaulle comme dirigeant militaire puis politique de la France en résistance. En ces temps où il n’est pas admis d’étudier notre pays après 1940 autrement que comme une nation vaincue et occupée, dont le peuple déboussolé se réfugie dans la passivité ou se fourvoie dans la collaboration, il est de bon ton de rappeler que jusqu’en 1945, les soldats français se battront sous uniforme tricolore.
UNE SITUATION INEXTRICABLE
Nous sommes en juin 1942, à Alger. Depuis l’invasion allemande déclenchée deux ans plus tôt, le territoire métropolitain est sous administration militaire allemande au Nord de la ligne de démarcation et sous la férule du régime collaborateur de Philippe Pétain au Sud. Depuis cette date, la situation dans les colonies françaises d’Afrique du Nord est trouble : si de nombreuses personnalités politiques (Pierre-Mendès France, Jean Zay…) et des éléments des armées de Terre et de la Marine ont traversé la Méditerranée pour reconstituer une force de combat et continuer la guerre en refusant l’armistice du 22 juin, ils ont été arrêtés lors de leur descente du paquebot Massilia par une nouvelle administration (en place depuis le vote des pleins pouvoirs au Maréchal de France Philippe Pétain le 10 juillet) peu encline à poursuivre la lutte et demandant l’arrêt des combats à l’Allemagne nazie. De plus, si certains placent des espoirs dans la figure du général Charles Noguès (alors résident général de France au Maroc) pour reprendre le flambeau de la lutte, ce dernier va vite les décevoir par son attentisme. L’armée d’Afrique et les troupes coloniales vont se conformer aux nouvelles directives et rester fidèles à la métropole passée sous domination allemande. Enfin, le raid britannique du 3 juillet sur la base navale de Mers-el-Kébir frappe la flotte française au cœur pour l’empêcher de tomber entre les mains de la Wehrmacht, ultime rouage manquant à cette dernière pour planifier une invasion de l’Angleterre. De cette opération que beaucoup verront comme une forfaiture, et qui fait suite au rembarquement du corps expéditionnaire britannique depuis Dunkerque au mois de juin, les officiers de la Marine nationale en retireront une forte amertume envers l’allié anglais, et l’opinion des Français des colonies basculera en faveur du régime de Vichy, ou de généraux proches de Pétain. Même Charles de Gaulle, réfugié à Londres depuis le 16 juin parlera d’une épreuve terrible (« une canonnade fratricide » [1]), mais nécessaire.
Dès lors, la situation à Alger est confuse : les autorités locales affichent encore leur fidélité à Vichy (par l’entremise de l’amiral Darlan, commandant en chef des forces armées), mais subsistent des groupes de militaires exfiltrés de métropole suite à la défaite et acquis à l’idée de poursuivre la lutte. Parmi eux, une majorité se réclament de la figure du général Giraud, évadé d’Allemagne en avril 1942, proche de Pétain et de Noguès : ils vont se constituer en une « Armée d’Afrique », future Organisation de la Résistance Armée (ORA). D’autres, encore minoritaires, soutiennent l’action d’un général encore inconnu, éphémère sous-secrétaire d’Etat à la Guerre du dernier gouvernement de Paul Reynaud, et réfugié à Londres : Charles de Gaulle. Ce dernier fonde la France Libre au lendemain de son appel du 18 juin, et tente de fédérer les mouvements de résistance clandestine intérieure à l’aide de militaires l’ayant suivi dans son exil londonien. Les deux mouvements s’affronteront politiquement car chacun veut être reconnu comme l’authentique chef de la France en résistance auprès des Alliés anglo-américains, toujours prêts à s’accommoder de l’administration de Pétain. Si de Gaulle dispose de moins d’hommes et d’une moindre popularité que son rival, il va pouvoir jouer d’un atout que la guerre du désert en cours en Lybie va lui offrir.
L’OFFENSIVE DE L’AXE
Depuis février 1941, Adolph Hitler a envoyé un corps expéditionnaire (l’Afrikakorps) sous le commandement du maréchal Erwin Rommel prendre d’assaut l’Afrique du Nord depuis la Lybie, avec pour objectif d’envahir l’Egypte britannique, de s’emparer du Canal de Suez et d’ouvrir la route des champs de pétrole d’Arabie, tout en coupant la route des Indes, indispensable au commerce anglais. Ce dernier, épaulé par les troupes italiennes de Rodolfo Graziani, a effectué une percée impressionnante dans le dispositif du général Auchinleck, et en mai 1942, il menace Alexandrie de ses panzers. Winston Churchill remplace en août son maréchal par son meilleur commandant : Bernard Montgomery, et ordonne de jeter toutes ses forces dans la bataille pour empêcher la chute du verrou égyptien. Il se trouve que dans les rangs britanniques se trouvent des unités Françaises Libres, nées de la présence de Charles De Gaulle à Londres et de l’amitié qu’il a pu nouer avec Churchill, ce dernier ayant accepté que des combattants français soient intégrés aux divisions britanniques. De ce fait, la 1ère Brigade de la France Libre sous le commandement du général Marie-Pierre Koenig, est chargé en mai 1942 de se déployer sur un point défensif autour d’une oasis au sud de Tobrouk : Bir Hakeim.
La situation des Alliés est mauvaise : les troupes de Rommel ont repris l’offensive en Cyrénaïque, et ont en ai 1942 enfoncé le front anglais lors de la bataille de Gazala. Le plan du meilleur stratège d’Hitler est de profiter de la débandade alliée pour poursuivre ses ennemis en déroute, les envelopper par le sud par un contournement de Tobrouk par ses chars, et de les encercler face à la mer pour les écraser. La réussite de cette manœuvre nécessite de traverser à vive allure des pans entiers de désert, dont la route passe par l’oasis défendue par les Français. Conscient de cet enjeu, de Gaulle écrit à Koenig pour l’informer du rôle historique qui va lui être demandé de jouer, à savoir retarder une offensive allemande très supérieure en nombre pour éviter aux Anglais une destruction quasi certaine : « La nation écrasée, trahie, souffletée, se rassemble dans la volonté de vaincre » [2].
La confrontation des forces de la France Libre et de l’Afrikakorps va durer 15 jours. Face à des divisions germano-italiennes dix fois supérieures en nombre, 3 700 soldats de tous horizons (Français de métropole, d’Afrique du Nord, des régiments de colonies africaines, indochinoises, malgaches, polynésiennes…) vont tenir tête courageusement, tout en infligeant de fortes pertes à un ennemi qui, dixit son chef, ne s’attendait pas à une résistance aussi ardue. Suprême humiliation, au matin du 11 juin, quand les soldats de l’Axe ont cru venir à bout de la poche française et se préparent à l’offensive finale en vue de son écrasement, force est de constater que celle-ci s’est vidée de ses défenseurs ! Ces derniers ont échappé à l’encerclement et on rejoint le dispositif britannique reformé avec armes et bagages, en parfait état de combattre. Le constat est amer pour les Allemands : après deux semaines de combats acharnés, et la perte de 3 300 hommes, la Wehrmacht a perdu l’offensive sur le front libyen, et a laissé à la VIIIème armée le temps de se reformer à l’est de Tobrouk. Ce contretemps lui sera fatal, quand l’élan nazi sera enfin brisé net lors de la première bataille d’El Alamein en juillet, au cours de laquelle les forces britanniques obligeront Rommel à stopper son avance, lui qui se voyait déjà entrer triomphalement au Caire. Il faudra attendre le remplacement d’Auchinleck par Montgomery en août et la seconde bataille d’El Alamein en novembre pour repousser définitivement les forces de l’Axe et faire comprendre à Hitler que l’Afrique du Nord restera aux mains des Franco-britanniques.
UNE BATAILLE DÉCISIVE POUR LA FRANCE
Les conséquences de la bataille de Bir Hakeim sont cruciales pour la France. Tout d’abord, le temps gagné par les Français a permis au reste des armées britanniques de se replier en bon ordre et de consolider leurs positions en vue d’une prochaine offensive décisive dans l’Est egyptien. Elle offre le répit tant attendu, sans lequel les armées de Sa Majesté risquaient l’écrasement à court terme. Si la position est finalement prise au soir du 11 juin, la fuite des soldats au nez et à la barbe des nazis offre aux troupes hexagonales le panache d’une quasi-victoire. La réussite de l’offensive de Montgomery prouve aux troupes de Koenig le rôle décisif qu’elles ont joué dans la défaite de l’Axe en Afrique du Nord. Une fierté que la France ne saurait bouder en ces temps d’occupation,
Ensuite, ce coup de force des troupes de la France Libre est un formidable tremplin pour le général de Gaulle, qui se voyait écarté du jeu politique d’Alger. Réfugié à Londres, il ne pouvait s’appuyer que sur le bon vouloir de Churchill pour exister face aux Américains, qui ont d’abord préféré miser sur des militaires plus malléables comme Giraud ou Darlan. Après cette victoire, le voilà qui peut se revendiquer chef d’une France qui se bat et qui vainc, là où ses rivaux, s’ils commandent plus de troupes (l’Armée d’Afrique encore stationnée en Algérie) se fourvoient dans l’attentisme des évènements ou la sollicitude des Etats-Unis. De plus, ces deniers ne savent pas se positionner clairement envers la figure du Maréchal Pétain, à qui ils s’évertuent à rester fidèle en s’aveuglant sur la soumission du régime à l’ennemi (la Rafle du Vel d’Hiv qui arrive un mois plus tard l’étalera aux yeux du monde). De Gaulle, lui, pourra se targuer de victoires tangibles contre l’Axe, et s’imposer après Bir Hakeim comme une alternative crédible pour ceux qui souhaitent avant tout combattre l’Allemagne. C’est à ce succès que l’on doit la bascule progressive de la direction de la Résistance vers son autorité, lui qui aura prouvé que ses troupes, en plus d’exceller dans la résistance clandestine, peuvent remporter des victoires sur le terrain militaire. Une gageure à laquelle le clan giraudiste ne résistera pas.
Enfin, le succès de Bir Hakeim démontre encore une fois le brillant esprit de sacrifice et de combativité de la Nation française en armes. Quand bien même la Patrie serait envahie et humiliée, quand bien même les généraux se refusent à combattre, il se trouvera de braves combattants, au cœur du désert, pour relever le flambeau du drapeau national, et le planter avec panache dans le flanc de l’ennemi. Leur exploit sera loué et admiré dans le monde entier, jusqu’à l’adversaire, qui, dans la bouche d’Hitler, ira jusqu’à reconnaître qu’il n’a pas réussi à abattre le plus redoutable de ses opposants. Enfin, nos amis britanniques sauront rendre grâce aux divisions de la France Libre de les avoir sauvés de la catastrophe, et par là d’avoir rendu possible la victoire décisive sur un théâtre d’opérations qui aura changé le cours de la guerre, comme les troupes françaises avaient su le faire en juin 1940 lors de l’évacuation de Dunkerque. Par cette valeureuse bataille, les soldats français rentrent avec fracas dans le concert des Alliés, et sauront s’en servir pour s’imposer en 1945 à la table des vainqueurs de la guerre.
Il est bien étonnant que le peuple français soit le seul à ne pas se rendre compte que cette bataille honore comme aucune sa tradition militaire de résistance, d’opiniâtreté et d’abnégation dans l’épreuve. Depuis soixante-dix ans que nous nous flagellons sur les méfaits de la collaboration et que nous sommes incapables de penser la Seconde Guerre mondiale autrement que par le repentir de la figure indépassable de Pétain. Voilà un glorieux fait d’armes qui devrait occuper une place beaucoup plus importante dans notre mémoire. Alors que nous sommes incapables de nous en souvenir et de la commémorer comme il se doit, nous en sommes réduits à laisser nos alliés étrangers saluer le courage de nos soldats. Le destin de la France dans la guerre ne se résume pas au froid de Drancy ou sur les plages de Normandie : la France éternelle n’a pas oublié qu’elle a reconquis une part de sa liberté sur le sable de Bir Hakeim.
Sources :
[1] Discours de De Gaulle sur Mers-El-Kébir, 3 juillet 1940 https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00303/reaction-apres-mers-el-kebir.html
[2] Discours de De Gaulle sur Bir Hakeim, 11 juin 1942 https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00412/l-epopee-des-francais-a-bir-hakeim.html