La pensée de Machiavel dans Le Prince peut-elle éclairer le fait politique contemporain ? (1/3)

 
Machiavel dans son bureau, par Stefano Ussi (1894), galerie nationale d'art moderne et contemporain, Rome.

Machiavel dans son bureau, par Stefano Ussi (1894), galerie nationale d'art moderne et contemporain, Rome.

 

Nicolas Machiavel est l’un des fondateurs de la pensée politique moderne. Humaniste italien de la Renaissance, Machiavel est né à Florence le 3 mai 1469 et mort dans cette même ville le 21 juin 1527. C’est par son ouvrage Le Prince notamment (mais aussi par Les Discours sur la première Décade de Tite-Live) que le théoricien amènera de nouvelles perspectives quant à la chose politique : elle ne sera plus une valeur morale, métaphysique, et religieuse, mais bien une activité sécularisée et concrète, portée par les intérêts, l’efficacité, la puissance. Le Prince est dédié à Laurent de Médicis, alors prince en exercice. Le livre entend avant tout traiter de la monarchie : il est important de comprendre que l’oeuvre phare de Machiavel ne traite en aucun cas de la démocratie. Cet ouvrage sera offert à Laurent de Médicis ainsi que les services de Machiavel : ce dernier attend en retour des faveurs du prince. C’est donc un ouvrage de circonstance : Machiavel souhaite s’offrir comme conseiller. Le Prince n’est en soi pas un ouvrage révolutionnaire dans sa forme. Son genre littéraire est le genre du miroir des princes, très courant à l’époque avec comme fil conducteur l’éducation des princes et les atouts du prince idéal. Dès La République de Platon, la question politique était déjà celle de l’idéal que devait imiter la cité pour être une cité juste et bonne. Il s’agit donc de comparer les princes du monde au prince idéal. Toutefois, ce qui diffère dans la version machiavélienne est que Machiavel ne donne aucune justification théologique à son oeuvre : les hommes apprennent en s’imitant mutuellement et non en imitant Dieu, la justification de Machiavel est d’ores et déjà anthropologique. L’auteur ne se cache plus derrière un langage religieux mais décrit de manière concrète les moyens devant être utilisés par les souverains pour conserver leur pouvoir.

Dès le XVIème siècle, l’expression « machiavélisme » est apparue. Machiavel fut assimilé au démon, à la ruse, à la force, réduisant ses pensées à de l’immoralisme pur. L’idée était d’enfermer l’auteur dans son époque et dans son cynisme. Pourtant, en analysant de manière poussée et concrète le présent auquel il était confronté, c’est également un diagnostic sur notre actualité qui peut être porté. En effet, Machiavel peut être considéré comme fondateur de la signification moderne de l’Etat. Au début de l’ouvrage, on peut lire :

« Tous les Etats, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes furent et sont républiques ou principautés. »

L’Etat devient central, une figure politique qui tient, qui est stable, qui a du pouvoir. L’Etat s’émancipe du religieux et a sa pleine autonomie.

Le paradoxe porte donc sur l’immoralité immanente de l’ouvrage du Prince et en même temps sur sa réalité par rapport à aujourd’hui. D’un côté, Machiavel pense le conflit au coeur de sa théorie : dans la crise, dans la conflictualité se révèle l’essence maligne du politique en général. Cet état de fait ne correspond pas aux conceptions politiques qu’ont les hommes aujourd’hui : par exemple, l’Union Européenne a été créée pour éviter les conflits, pour vivre dans un climat de paix. Chez Machiavel, la paix est la mort du politique : la paix n’est pas fondatrice, le calme fait régresser les régimes politiques. Mais d’un autre côté, le concept machiavélien de souveraineté revêt des aspects extrêmement modernes : l’Etat pensé par le théoricien comme soumission à une autorité indivisible est complètement inédite. Cette conception d’Etat comme puissance internationale et pragmatique peut tout à fait être comparée à nos Etats actuels : tout est aujourd’hui ponctué de calculs, d’images, de manipulations médiatiques, choses que Machiavel, avant l’arrivée d’Internet, avait déjà pensé. Dès lors, à travers tous ces aspects et nuances, la pensée de Machiavel est-elle en mesure d’éclairer les faits politiques contemporains ?

Pour qu’il y ait pouvoir, il faut une adhésion des gouvernés à ce pouvoir. Hobbes fonde cette légitimité du pouvoir de l’Etat sur le contrat dans Le Léviathan : les individus contractent les uns avec les autres pour adhérer à un pouvoir de manière rationnelle et libre. Le souverain ne fait pas partie du contrat : ce dernier est passé entre les individus en faveur du souverain. Ce qui fonde la légitimité de ce contrat est le fait que le souverain ne fasse pas partie de celui-ci. Toutefois, ses limites sont évidentes : le modèle préserve le souverain, en ne faisant pas partie du contrat, il possède alors une puissance absolue sur ses sujets. Pour Machiavel, l’adhésion ne se fait pas sur le contrat : elle se fait de manière plus passionnelle, sur une forme de plébiscite. Leur relation est fondée par la gloire du souverain. C’est son éclat, son image qui pourra ou non susciter l’admiration du peuple et donc sa légitimité. Cette fondation n’est donc pas rationnelle. De ce fait, le prince est absolument soumis à son image là où le souverain du Léviathan n’est engagé à rien. Même si les hommes sont mauvais selon Machiavel, ils ne le sont pas assez pour tolérer le mal : le prince doit toujours faire attention à son image. Le lieu de la politique chez Machiavel, c’est donc l’apparence. En vérité, la seule légitimité du pouvoir d’un souverain est son image, et le prince est donc pris au piège dans la fonction qu’il occupe : il ne peut maintenir sa puissance qu’à condition de se soumettre aux projections et aux désirs de son peuple. Dès lors, le prince ne s’appartient jamais totalement.

La conservation du pouvoir est un autre sujet phare du Prince de Machiavel. La finalité de l’Etat est selon lui le maintien de sa puissance. Une bonne constitution est celle qui préserve la puissance de l’Etat : contrairement à Platon, la finalité de l’Etat n’est pas le Bien mais la puissance. De ce fait, celui-ci repose sur une instabilité foncière : la puissance ne se maintient jamais sans accroissement de la puissance. Une puissance qui stagne est une puissance qui décroit. Ainsi, l’Etat, pour conserver son pouvoir, doit toujours être dans un processus de devenir. Chez Machiavel, la politique n’a donc pas pour objectif la cité bonne mais la puissance, ou encore l’efficacité. La politique en est presque réduite à un problème technique. On pourrait parler d’avènement de la politique comme technique. Et cette technique est nécessaire car le cosmos n’est plus en règle chez Machiavel. La nature hiérarchisée, ayant du sens, une cohérence, n’est plus qu’un chaos total. Il faut donc y apposer des lois pour organiser l’inorganisable, et pour gouverner des individus par nature mauvais. Il semblerait donc que face à cette conception de la politique comme simple technique, seule la réalité (et plus l’au-delà) ne compte, et que l’approche du théoricien serait alors tout à fait réaliste. Toutefois, cet état de fait est un petit peu plus complexe... La tentative de Machiavel de sortir la politique du religieux, de surmonter le christianisme, l’amène à construire une politique immorale et anti-chrétienne (qui dépend donc paradoxalement toujours du christianisme). Son réalisme se base sur la puissance comme fin du politique, sur les concepts d’efficacité et de technique. Toutefois, Machiavel ne partage pas avec les réalistes l’idée que les princes n’agiraient que pour eux-même (comme dans le contrat du Léviathan) : le pouvoir est dépendant de l’apparence du pouvoir. Ainsi, le prince ne peut pas se contenter de manipuler l’opinion de son peuple : les princes sont soumis à leur image.

Enfin, un autre élément moteur de la pensée de Machiavel, pour garantir la puissance du prince et son efficacité, est le concept de retour au commencement. C’est-à-dire : selon l’auteur, pour garantir la stabilité d’un Etat, il faut que le prince ait l’image d’un libérateur. Ce qui fait qu’un régime politique se dégrade, c’est l’oubli de son commencement. Machiavel prend Rome comme exemple : Rome s’est perdu, il faudrait que Rome fasse un retour en arrière, vers le Rome païen et non chrétien. Ce que Machiavel cherche dans cet ancien Rome, c’est l’appétence pour la fondation, pour la création de nouvelles institutions :

« Si l’on veut qu’une secte ou qu’une République dure longtemps, elle doit fréquemment faire retour à ses commencements. »

La conservation du pouvoir suppose sa capacité à se déconstruire en permanence, à retrouver son élan fondateur. Le pouvoir du prince ne repose, comme nous l’avons vu, que sur son image, et l’image que doit avoir le prince est précisément celle d’un libérateur. Mais à mesure que l’acte de libération s’éloigne, cette image s’amoindrit. Dès maintenant, il est possible de comparer cette réflexion de l’auteur par rapport à aujourd’hui : lorsqu’un président est élu, celui-ci est glorieux, fier et acclamé. L’image d’Emmanuel Macron traversant le Louvre lors de sa cérémonie d’investiture l’illustre bien. Mais à mesure que cet acte s’éloigne, si le chef d’un Etat ne fait pas retour à son commencement, son image s’amoindrit. Et cet état de fait est bien visible, surtout en ce moment... On oublie pourquoi on a élu ou aimé cet homme et on finit par le détester, si ce dernier ne manipule pas au mieux son image. Toutefois, puisque son image ne lui appartient pas totalement, c’est à lui néanmoins de gérer ses actions. Et comme l’écrit Machiavel, le prince doit toujours être en accord avec le peuple, gouverner avec lui, et non contre lui. Cependant, là où Emmanuel Macron se trouve dans la lignée de Machiavel est dans son appétence pour la fondation (ici à travers les réformes des retraites et pour le retrait des régimes spéciaux), selon le théoricien, ce qui est le propre des princes est la capacité d’instaurer de la nouveauté : un prince n’est pas prince s’il ne commence pas. Le prince n’est véritablement autonome que s’il ne dépend de rien, or tout ce qui a été déjà fait sont autant de dépendances. Evidemment, la seule dépendance qu’il ne peut pas supprimer est celle de son image. De même, il faut être maitre du conflit : savoir le commencer pour mieux être maitre de son terme. Le prince intelligent est capable de réveiller le conflit social pour se présenter comme libérateur. Est- ce une intention de notre président actuel ? Seul le temps pourra répondre à cette question.