La pensée de Machiavel dans Le Prince peut-elle éclairer le fait politique contemporain ? (2/3)

 
Machiavel dans son bureau, par Stefano Ussi (1894), galerie nationale d'art moderne et contemporain, Rome.

Machiavel dans son bureau, par Stefano Ussi (1894), galerie nationale d'art moderne et contemporain, Rome.

 

La première partie de l’étude publiée jeudi 12 mars 2020 a permis de situer les bases de la pensée de Machiavel afin de pouvoir s’appuyer dessus dans le comparatif avec les faits politiques d’aujourd’hui. Ainsi, la légitimité du pouvoir se fonde selon Machiavel sur l’image du souverain face à son peuple : cette adhésion est donc passionnelle et non rationnelle. La conservation du pouvoir, quant à elle, est possible par la puissance possédée par le souverain. Enfin, cette puissance ne peut être garantie que par une politique motivée par, à la fois, un retour au commencement et une appétence pour la fondation. Mais pour aller plus loin, de quelle manière la pensée de l’auteur peut-elle être mise en relief avec la politique d’aujourd’hui ?

Philippe Corcuff, maître de conférence en science politique à Science Po Lyon, affirme le 3 mai 2019 lors d’une table ronde autour de la pensée de Machiavel : « (...) contrairement au fantasme d’une toute puissance des princes, Machiavel se fait penseur de la fragilité de l’action humaine. » C’est là que se trouve toute l’ambiguïté du théoricien : malgré ses écrits immoraux, plaçant l’efficacité, la puissance, et même la violence au coeur de sa politique, Machiavel reconnait la fragilité de l’homme, et ce, à travers deux concepts : ceux de fortuna et de virtu. Dans le chapitre vingt-cinq du Prince, Machiavel se pose la question du libre-arbitre. Il affirme alors que le libre-arbitre gouverne 50% de l’homme et la providence les cinquante autres. Selon Machiavel, la politique est impensable si l’on nie la liberté, c’est pourquoi, de manière quelque peu hasardeuse, il octroie 50% de libre-arbitre à l’homme. A partir de cette demi-liberté, l’auteur introduit le concept de fortuna, de fortune : elle apparait comme ce qui favorise l’action (la bonne fortune) ou ce qui fait obstacle aux actions (la mauvaise fortune). De ce fait, la fortune est l’occasion ou non d’agir : par exemple, un prince en devenir qui trouve un peuple opprimé connait une bonne fortune, il a l’occasion d’agir et de se présenter comme leur libérateur. La virtu, vertu, va de paire avec le concept de fortune. Il n’y a pas de vertu sans occasion et d’occasion sans vertu. Toutefois, Machiavel précise son concept de vertu : il en s’agit pas de la vertu comme on pourrait l’entendre, c’est-à-dire la capacité à faire le bien, ou une qualité particulière, mais plutôt la virtuosité. Il n’y a de connotation morale à la vertu. La virtuosité la plus haute selon Machiavel est l’impétuosité car elle devance le temps et fait parfaitement concorder fortune et vertu : en faisant advenir quelque chose dont on est le maitre. De même, ce qui limite la liberté du prince sont ses propres obstinations : son caractère n’est jamais totalement libre. La mauvaise fortune serait, selon l’auteur, un autre nom pour l’obstination des princes. On peut comparer ce concept de fortune et de vertu par rapport à aujourd’hui, comme le fait Philippe Corcuff : « La dialectique de fortuna et de la virtu constitue un antidote contre le cancer conspirationniste qui fait des ravages aujourd’hui dans la critique politique, en particulier sur Internet et les réseaux sociaux, du côté de l’extrême droite et de la droite aussi, malheureusement, dans la gauche radicale ou parmi les gilets jaunes. Pourtant, la réalité sociale et historique est fabriquée quotidiennement avec de multiples intentions allant dans des directions différentes et le résultat n’est contrôlé complètement par personne, même les plus puissants. Il y a une humilité machiavélienne dans l’action à réapprendre. » Ainsi, Machiavel ne pense pas les dirigeants comme des hommes tout- puissants mais comme des hommes simples qui subissent une fortune qu’ils ne peuvent pas totalement contrôler. Le prince, le Président, s’il doit faire au mieux, doit aussi faire des paris et jouer avec sa fortune. Sa virtuosité seule n’est pas assez grande pour qu’il puisse contourner la fortune.

De plus, ce qui fait la modernité de Machiavel est la sécularisation de la pensée politique : l’auteur pense la politique en-dehors du religieux, sans Dieu. En effet, dans Le Discours sur la première Décade de Tite-Live, Machiavel livre une réelle conception de la République en décrivant l’histoire des pays comme l’alternance inévitable de trois cycles : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Machiavel reprend la typologie aristotélicienne des régimes politiques en les historisant : il montre que l’histoire conduit d’un régime à un autre. Le premier régime est le régime monarchique : les hommes se sont assemblés pour survivre et élisent celui qui semble avoir le plus de qualités. La monarchie devient ensuite héréditaire et les descendants du premier monarque ne retrouvent pas forcément dans les successeurs les qualités nécessaires à l’art de gouverner. La monarchie devient alors une tyrannie : les citoyens les plus puissants se révoltent contre le roi, le renversent, et instituent une aristocratie. Au début, ce régime est bon (à cause de la peur de la tyrannie). Toutefois, l’aristocratie tourne à l’oligarchie car les aristocrates finissent par gouverner pour leur bien privé. De ce fait, le peuple renverse l’aristocratie et institue une démocratie : le gouvernement de tous pour tous. C’est la crainte des souvenirs passés qui maintient cette démocratie stable. Cependant, à mesure que ces souvenirs s’éloignent, la crainte s’éloigne également et les individus, au lieu de respecter les lois, finissent par agir pour eux-mêmes. La démocratie tourne alors à l’anarchie. On revient alors à la conception de Machiavel vue lors de la première partie de l’étude : ce qui fait qu’un régime politique se dégrade, c’est l’oubli de son commencement. Dans tous ces cycles, la religion a disparu de la pensée du théoricien : c’est bien le début d’une conception moderne de l’Etat, conférant une dimension strictement humaine, sociale à l’action publique, en excluant absolument toute référence au divin.

Dès le chapitre dix-neuf du Prince de Machiavel, on peut lire une préférence de l’auteur en faveur du régime démocratique : « Un peuple qui commande sous l’empire d’une bonne constitution, sera aussi stable, aussi prudent, aussi reconnaissant qu’un prince ; que dis-je ? il le sera plus encore que le prince le plus estimé par sa sagesse. D’un autre côté, un prince qui a su se libérer du joug des lois sera plus ingrat, plus mobile, plus imprudent que le peuple. » Cette citation représente en elle-même toute une partie de la modernité introduite par Machiavel : en pariant sur l’intelligence collective et sur la légitimité du peuple à se gouverner lui-même. La démocratie part de ce même principe : de la confiance établie par les théoriciens dans le gouvernement du peuple par le peuple. Pour reprendre les expressions d’Aristote, l’homme est donc à la fois un animal politique (zoon politikon) : il faut assumer son animalité et la mettre au profit de la politique. La pensée de Machiavel fait donc valoir à la fois un idéal républicain mais aussi, en quelque sorte, un idéal démocratique. C’est dans Les Discours que cet idéal démocratique est de loin le plus visible : « La multitude est plus sage et plus constante qu’un prince. » Ici, tout est dit. Le peuple, par sa multitude, est plus sage et plus constant car plus large, plus représentatif. Du fait de son nombre, il ne repose pas uniquement sur les caprices et passions d’un seul et unique individu. La question du peuple est donc au coeur de la pensée machiavélienne. La sagesse du peuple ainsi que sa multitude est gage de liberté, en allant à l’encontre du totalitarisme ou de la dictature. C’est l’intérêt collectif qui gagne. Sa seule corruption possible étant l’anarchie, état de fait n’ayant encore jamais aboutit dans nos démocraties, alors que la corruption de la monarchie en tyrannie ou de l’aristocratie en oligarchie ont été maintes et maintes fois pratiquées. La démocratie semble alors être le régime le plus sûr, à défaut d’être vraiment parfait.

Les concepts de fortuna et de virtu sont absolument modernes, permettant de ne pas mettre la totalité des conséquences des actions sur le dos du chef d’Etat. De plus, la sécularisation de la pensée chez Machiavel permet à l’évidence de relier sa pensée à la nôtre aujourd’hui : le théoricien était précurseur de la laïcité, principe de séparation de la société civile, politique et religieuse. Et enfin, ses théories politiques sont-en elles-mêmes de véritables prémisses à un futur démocratique. Machiavel a été repris à de nombreuses époques, et par de nombreux acteurs différents. Cet état de fait apporte des ambiguïtés dans la pensée de Machiavel : par exemple, au XXème siècle, certains portèrent sa pensée jusqu’à son paroxysme. Faut-il parler d’immoralisme pur de l’auteur ou d’une déformation philosophique à travers les époques ? Suite de l’étude jeudi prochain…