L'alliance franco-ottomane : un aperçu de la géopolitique européenne du XVIe siècle (1/2)

 
François Ier, Roi de France de 1515 à 1547. Son emprisonnement à Madrid motiveras l’alliance franco-ottomane - Portrait en 1527 , Louvre

François Ier, Roi de France de 1515 à 1547. Son emprisonnement à Madrid motiveras l’alliance franco-ottomane - Portrait en 1527 , Louvre

 

Article écrit par Guilhem G.

« Toi qui es François, le roi du pays de France. Vous avez envoyé une lettre à ma Porte, asile des souverains, par laquelle vous avez fait savoir que l'ennemi s'est emparé de votre pays et que vous êtes actuellement en prison, et vous avez demandé ici aide et secours pour votre délivrance. (…) Je suis prêt en tout temps à guerroyer. Seule est exécutée, chose voulue par Allah. » C’est par ces mots, en 1526, que Soliman dit le Magnifique (en Europe), ou le Législateur (en Orient), répond à Louise de Savoie, régente du royaume de France et mère de François Ier, alors prisonnier de Charles Quint à Madrid, qui demandait au sultan de lui porter secours. Cette lettre inaugure alors un début d’alliance entre les deux souverains. Cette alliance, de par son contexte et son contenu, et qui se prolongera encore plusieurs siècles après les règnes des deux protagonistes, incarne une rupture majeure dans l’équilibre européen qui prévalait jusqu’alors. C’est la première fois dans l’histoire du Vieux Continent qu’un souverain fait passer les intérêts de son pays avant ceux de la chrétienté. Qui pis est, cette alliance est principalement dirigée contre une grande figure de la chrétienté, en la personne de Charles Quint, Empereur du Saint-Empire romain germanique. Aussi, l’alliance franco-ottomane, loin de se limiter à la seule assistance militaire, s’étend également aux domaines économiques, culturels, et même scientifique. Il sera question ici de l’étude de l’alliance sous le règne de Soliman le Magnifique, c’est-à-dire depuis la demande à l’aide de François Ier en 1526, jusqu’à la mort de Soliman en 1566. Les enjeux de cette alliance sont autant religieux que géopolitiques. François Ier souhaite contrecarrer le projet de l’Empereur, qui a pour volonté d’encercler la France. De plus, il vouera une grande partie de son règne à s’imposer en Italie, et a besoin pour cela d’un allié de majeur. Quant à Soliman, il a pu concrétiser ses désirs d’étendre son empire jusqu’en Europe. Charles Quint, ennemi désigné de l’alliance, veut lui s’affirmer en tant qu’Empereur universel et leader incontesté de la chrétienté, et entretient une grande rivalité, d’une part avec le roi français, qui s’est d’ailleurs présenté contre lui à l’élection impériale de 1517, et d’autre part avec son homologue musulman, qui constitue la plus grande menace pour son Empire.

Pour commencer, il est important de souligner que cette alliance franco-ottomane s’inscrit dans un contexte plus large extrêmement particulier en Europe, qui est celui de la Réforme, et des premiers troubles religieux. Un siècle plutôt en effet, une telle alliance aurait paru inimaginable aux yeux d’un Roi de France, tant ces derniers incarnaient particulièrement la défense de la chrétienté occidentale. Les Ottomans eux-mêmes, lorsqu’ils entament leur apprentissage de la géopolitique européenne aux XIVème et XVème siècles, insistent sur le fait que le « bey » de France est vu comme supérieur aux autres, car il incarne l’esprit des croisades. Par ailleurs, la papauté romaine réserve au souverain de France un statut particulier, en lui conférant le titre exclusif de « Roi Très Chrétien » à partir de Charles V. De plus, le traité de Cambrai, signé par le père de François Ier, Louis XII, instaure une alliance entre le royaume de France et l’Empire contre les Ottomans. Le début de règne de François Ier n’augure pas plus l’éventualité d’une entente avec le monde musulman. Celui-ci souhaite s’affirmer en champion de la chrétienté, et chercher même à se faire élire Empereur du Saint-Empire romain germanique contre Charles Ier (futur Charles Quint). En 1515, après sa victoire à Marignan, le Pape Léon X lui assure son soutien en lui offrant une croix en or et en légitimant ses prétentions sur le Milanais. Le chef de l’Eglise souhaite en effet limiter les divisions religieuses qui ont débuté en focalisant les esprits sur un ennemi extérieur commun, et prépare un projet de croisade. D’ailleurs, même après le début de l’alliance avec Soliman, le Roi de France continuera à se comporter en défenseur du christianisme, notamment en 1528 lorsqu’il demandera au sultan de garantir la protection des chrétiens d’Orient, ce que son récent allié acceptera. Cependant, en 1517 commence la période de la Réforme, qui va faire voler en éclat l’unité de la « Respublica Christiana », et ainsi permettre l’établissement d’un contexte plus favorable à l’acceptabilité de l’idée d’une alliance entre Français et Ottomans, bien que les conditions géopolitiques ne soient pas encore réunies. Les idées de Martin Luther et de Jean Calvin se diffusent dans toute l’Europe, et avec elles des divisions religieuses majeures à travers l’ensemble du continent. Cela a un double-effet sur François Ier, qui reste dans le camp catholique. L’Eglise romaine étant considérablement affaiblie, et Charles Quint, son principal rival, concentré sur le combat du réformisme dans son Empire, celui-ci a les mains plus libres dans la quête d’un allié qui pourrait lui permettre de rivaliser avec les Habsbourg. Difficile de penser qu’une telle alliance aurait pu s’établir dans un monde catholique unifié et hostile à l’Islam. D’autant plus qu’au même moment, un autre adversaire majeur de François Ier, en la personne d’Henri VIII, roi d’Angleterre, proclame l’anglicanisme et fait sécession avec la papauté, affaiblissant encore d’avantage cette dernière. Toutefois, aucun autre souverain avant lui ne prend le risque de s’allier avec « l’Infidèle ». Cette alliance est à la fois favorisée par la crise du catholicisme, mais également l’aggrave encore plus, en ce qu’elle amène à un événement historique. Pour la première fois, un souverain chrétien fait passer les intérêts de son royaume avant ceux de la chrétienté, et c’est également la première fois qu’un souverain majeur du continent européen s’allie avec un empire qui ne partage pas sa religion contre un souverain chrétien. Cette alliance est d’autant plus perçue comme scandaleuse dans le monde chrétien que l’Empire Ottoman projette de chasser le Pape de Rome et assiège Vienne par deux fois, en 1529, et 1532. 

Néanmoins, à en entendre l’historien Gilles Veinstein, François Ier n’avait pas de réelle envie de s’allier avec un musulman. Mais, ne trouvant pas d’allié alternatif en mesure de rivaliser avec Charles Quint, il s’y est résigné, déclarant à l’ambassadeur de Venise « Je ne puis nier que je désire vivement voir le Turc puissant, non pour son propre avantage, car c’est un infidèle, et nous sommes chrétiens, mais pour tenir l’Empereur en dépense, le diminuer, grâce à un si grands ennemi, et donner plus de sécurité à tous les autres souverains. » Au reste, dès que son principal rival européen acceptera une entente possible, le souverain français, traitera avec celui-ci à l’insu de son allié ottoman, avant de revenir demander la protection de ce dernier une fois l’accord avec l’Empire mis à mal. Cela engendre une versatilité dans la politique de François Ier, partagé entre le désir d’accomplir son devoir de chrétien, et la volonté de préserver son royaume de la menace impériale, qui nuit beaucoup à l’alliance. Aussi aucun acte officiel ne sera-t-il signé entre l’Empire Ottoman et la France, cela étant proscrit par les deux religions (le droit canonique et la charia). On préfèrera de part et d’autre, pour évoquer cette alliance, parler « d’entente », ou « d’amitié ». D’ailleurs, aucun représentant officiel ne s’établira à la Cour de l’un ou de l’autre avant l’arrivée du premier ambassadeur français à la Sublime Porte (en la personne de Jean de la Forest) en 1535, afin d’éviter les accusations de trahison de la chrétienté par les autres puissances européennes. Les liaisons entre les deux souverains se feront alors principalement au moyen d’espions, la plupart étrangers, qui transitent secrètement à travers le continent, habilités le plus souvent d’une mission officielle, et d’une officieuse, généralement plus importante. L’espion le plus utilisé sera un Espagnol du nom d’Antonio Rincon. Les informations seront également transmises grâce à l’utilisation de l’ambassadeur de Venise. Mais la volonté de maintenir cette entente secrète montre bien toute la crainte qu’éprouve François Ier à l’idée d’être considéré comme traître à sa religion. Cela explique donc les multiples revirements que celui-ci effectuera tout au long de son règne. Ainsi, en 1529, il signe la Paix de Cambrai (dite « Paix des Dames »), qui l’oblige à fournir des troupes à Charles Quint contre Soliman. Il va même jusqu’à déclarer qu’il est « prêt à prendre les armes aussi contre le roi Jean pour lutter contre l’ennemi de la foi, et à verser jusqu’à sa dernière goutte de sang dans ce combat. ». Il dépêche dans le même temps Rincon à la Cour du sultan pour lui expliquer qu’il n’agit que pour la libération de ses fils, prisonniers à Madrid.