L'alliance franco-ottomane : un aperçu de la géopolitique européenne du XVIe siècle (2/2)
Article écrit par Guilhem G.
Cette alliance est expliquée par la nécessité de survie du Royaume de France. A son arrivée au pouvoir, François Ier hérite d’un royaume qui est l’un des plus prospères d’Europe. Néanmoins, le pouvoir royal est constamment à court d’argent à cause d’une cour de plus de 15 000 personnes et une armée de mercenaires à entretenir. Jacques Cartier se rendra pour la première fois au Canada en 1534 ouvrant le Royaume de France sur le nouveau monde. Son grand rival, Charles de Habsbourg, dit Charles Quint, devient empereur du Saint Empire Romain Germanique en octobre 1520 faisant de lui le souverain d’Espagne et les possessions du nouveau monde venant avec, des Pays-Bas, du royaume de Naples et bien sûr de tout le Saint Empire, faisant de lui le souverain le plus puissant d’Europe au début du XVIe siècle. Le monarque d’Angleterre est Henry VIII, grand allié de Charles Quint contre la France en Italie. Il domine les îles Britanniques d’une main de fer et est en conflit ouvert avec l’Ecosse, grande alliée de la France. En Italie, seul Venise et les Etats Pontificaux ne sont pas sous contrôle du Saint Empire Romain Germanique. Venise est la plus grande puissance commerciale du monde et l’une des plus grandes puissances maritimes de l’époque. A l’est se situe les royaumes de Pologne et de Hongrie qui partagent leurs frontières avec l’ogre Ottoman. L’Empire Ottoman est sans nul doute l’Etat le plus puissant de la méditerranée avec un territoire qui s’étend de l’actuelle Turquie, sur toute l’Afrique du Nord, la péninsule arabique et ses lieux saints, les Balkans et l’Europe de l’est ainsi que le début de l’Asie mineure.
Le Royaume de France, dirigé par François Ier est extrêmement isolé diplomatiquement. La recherche d’alliés du monarque français s’est soldée par des échecs cuisants dont celui dit du « camp du drap d’or ». Cet épisode a lieu lorsque, réalisant la position de faiblesse du Royaume, François Ier se met en tête de s’allier avec le Royaume d’Angleterre et d’Irlande d’Henry VIII. Il invite donc ce dernier à venir en France pour tenter de mettre en place une telle alliance. Pour l’occasion, un camp somptueux est mis sur pied selon les ordres du Roi qui désire impressionner Henry VIII. Le souverain anglais est impressionné mais pas séduit car trouve la démarche un peu provocante et arrogante. Après son départ, il sera reçu par Charles Quint en Espagne, qui lui n’a préparé aucunes extravagances. Cela séduira Henry VIII qui le préférera à François Ier car le trouvant bien plus « terre à terre » et restant tout de même son cousin germain. C’est ainsi que le Royaume de France se retrouve définitivement encerclé par des voisins puissants et belliqueux, pouvant l’attaquer de n’importe où. La seule alliance que le Royaume de France parviendra à tisser à l’est (en dehors des Ottomans) est une alliance avec le Royaume de Pologne en 1524, ce dernier aurait pu être extrêmement stratégique car la Pologne se situe à l’est du territoire du Saint Empire et de l’Autriche, permettant à la France d’enclaver également une partie du territoire de Charles Quint. Mais il n’en sera rien car l’alliance ne se concrétisera jamais vraiment.
L’élément déclencheur de l’alliance franco-ottomane est la défaite écrasante subie par la France à la bataille de Pavie le 24 février 1525. Cette défaite a lieu pendant la sixième campagne d’Italie qui suit la déroute des armées du Saint Empire en Provence deux années plus tôt. François Ier refuse d’écouter ses conseillers militaires et décide d’envoyer ses troupes au nord de l’Italie pour conquérir le duché de Milan. Une fois la ville de Milan conquise, les troupes françaises décident de poursuivre les combats jusqu’en Lombardie, plus précisément à Pavie, où elles seront défaites par les renforts envoyés par l’Empire. Les conséquences de cette bataille sont terribles pour la France. François Ier est fait prisonnier et est emmené à Madrid pour être emprisonné. Un an durant il restera en prison à Madrid jusqu’au 14 janvier 1526 lorsque le traité de Madrid est signé. Le Royaume de France se voit devoir abandonner le comté de Charolais et le duché de Bourgogne, de renoncer à ses revendications sur les territoires italiens, sur la Flandres et l’Artois. C’est l’humiliation pour François Ier, sa haine pour son rival Charles Quint est grandissante et sa volonté de prendre le duché de Milan est toujours aussi forte. Conscient qu’il n’y parviendra pas sans un allié de poids, le souverain de France commence à comprendre qu’il doit se rapprocher des Ottomans, qui sont eux-mêmes en opposition au Saint Empire Romain Germanique de par leur volonté de remonter en Europe de l’est (ce qu’ils parviendront presque à faire avec le siège de Vienne en 1529). Charles Quint veut donc réunir toutes les ressources du monde chrétien face à cette menace et se poser en « champion de la chrétienté ».
Ce partenariat stratégique va permettre à la France de rester puissante face à son grand rival. L’Empire Ottoman est utilisé par la France comme une sorte d’arme de dissuasion. Si les appétits de Charles Quint commencent à se révéler trop importants et menaçants pour le Royaume de France, alors François Ier pouvait faire appel à ses alliés Turcs pour faire peur au Saint Empire. Il ne faut pas oublier que cette alliance est avant tout maritime. En effet, la France ne dispose pas d’une flotte de guerre puissante, son principal atout est son armée de terre qui est l’une des plus puissante et expérimentée d’Europe. Ainsi, les deux armées vont s’apporter mutuellement ce dont elles manquent. Par exemple, lors de la campagne de 1536, tandis que les armées de François Ier attaquent Milan et Gênes sur terre, les Ottomans (par le corsaire Barberousse) s’attaquent aux intérêts Habsbourg en Méditerranée. Les Ottomans profitent grandement de cette alliance car le souverain français ouvre à la flotte de Barberousse les différents ports français de la côte méditerranéenne pendant l’hiver comme Marseille en octobre 1536 ou Toulon en 1543. Cela leur donne un accès illimité et sur à toute la méditerranée occidentale, renforçant un peu plus encore leur domination maritime. La France va également apporter un soutien terrestre décisif à l’Empire Ottoman. Ce soutien ne se traduit pas par une fourniture de matériel ou de troupes mais par l’envoi de stratèges militaires auprès de Soliman le Magnifique lors de batailles comme le siège de Van en Perse durant une campagne ottomane contre les Séfévides durant l’année 1547. Durant le siège, le stratège dépêché par la France va apporter une vision essentielle à l’armée ottomane sur la position à choisir pour les pièces d’artillerie. Au total, ce sont huit campagnes conjointes qui seront menées entre 1535 et 1559 avec des hauts et des bas dans l’alliance. La victoire la plus importante de l’alliance est le siège et le sac de Nice.
Au final, cette alliance va se montrer très handicapante pour le Saint Empire Romain Germanique et assurer la survie de la France durant cette période d’isolation diplomatique. En effet, même si le Royaume de France est toujours entouré d’ennemis, le territoire Autrichien et les possessions germaniques de l’Empire vont à leur tour se retrouver enclavés entre le territoire de François Ier et ceux des alliés de ce dernier. Si l’on se fie à la carte ci-dessus, l’Empire est bloqué entre la France à l’Ouest et la Pologne (alors alliée de la France), la Hongrie (devenue vassale de l’Empire Ottoman) et l’Empire Ottoman à l’est. Même si sa situation n’est pas aussi critique que celle de la France, ses possibilités sont limitées. De plus, les routes commerciales européennes qui se connectaient d’habitude aux routes de la soie en passant par le détroit du Bosphore et par l’actuelle Syrie sont maintenant interdites au Saint Empire. Ce dernier devra maintenant faire le tour de l’Afrique pour faire du commerce avec l’Orient. L’effet de cette interdiction est minimisé par les gigantesques possessions de l’Empire dans le nouveau monde. Toute la Nouvelle Espagne et les territoires portugais (de par le mariage de l’Empereur à Isabelle de Portugal) sont sous contrôle de Charles Quint. La France, quant à elle, a toujours accès à ces routes et les navires commerciaux français bénéficient de la protection ottomane lors de leurs voyages. La France bénéficie également de tarifs préférentiels dans les ports ottomans. Cela permet donc à la France de garder un approvisionnement en denrées orientales comme la soie, les épices, etc, ainsi que de maintenir une partie de son économie à flot, d’où l’aspect salvateur de cette alliance.
En effet, la mer Méditerranée est le centre du monde encore au XVIe siècle. Malgré la découverte du Nouveau Monde, malgré les nouvelles routes commerciales faisant le tour de l’Afrique pour aller vers les Indes, elle reste encore un enjeu géopolitique majeur du XVIe siècle. La carte exposée ci-dessous permet de faire l’état des lieux des puissances méditerranéennes de l’époque. Tout d’abord, le Saint Empire Romain Germanique est une grande puissance maritime grâce à sa domination sur la péninsule ibérique et sur la République de Naples. La puissante marine espagnole lui permet de dominer fortement la Méditerranée occidentale face au Royaume de France, qui pour sa part ne dispose pas d’une flotte de guerre importante et performante. De plus, le Saint Empire a su nouer des alliances stratégiques en termes de domination maritime comme l’alliance avec la plus grande puissance maritime du monde de l’époque : Venise. La Méditerranée orientale est, quant à elle, sous hégémonie de l’Empire Ottoman. Cette hégémonie permet à ce dernier d’exercer une influence extrêmement importante sur le reste de la zone, en utilisant notamment des corsaires tels que Barberousse pour mener des opérations en Méditerranée occidentale. Les points de friction entre les deux empires sont importants et la zone la plus disputée est l’actuelle Afrique du Nord qui est sous domination ottomane et convoitée par le Royaume d’Espagne.
Pour conclure, entre nécessité pour sa survie d’un côté et volonté d’influence sur l’Europe occidentale de l’autre, la scène géopolitique de l’époque destinait les deux parties à s’allier. Cette alliance a donc eu un rôle déterminant dans la préservation de l’équilibre des puissances en Europe. Une Europe avec un Royaume de France soumis à Charles Quint, créant ainsi une masse continentale unifiée sous la même bannière aurait donné un tout autre visage au continent. Cette alliance a connu des hauts et des bas mais a duré bien plus tard que le règne de Soliman, de François Ier ou de leurs descendants directs. Elle se termine concrètement sous Napoléon Bonaparte. En effet, ce dernier courtisait énormément l’Empire Ottoman lors de sa campagne égyptienne (qu’il mène en leur nom et au nom de l’Islam dira-t-il). Néanmoins, une fois l’Egypte conquise par Napoléon, les Ottomans s’empressent de le trahir, d’amorcer le djihad contre la France et de s’ailler à la coalition anglo-russe pour faire partir les français du Moyen-Orient. La dernière alliance de circonstance entre la France et l’Empire Ottoman remonte à 1854, lors de la guerre de Crimée contre la Russie.