Pour une réhabilitation de la philosophie politique

 
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Alors que la réflexion politique fut durant des siècles une branche à part entière de la philosophie et intégralement dominée par elle, la sociologie et le droit se sont peu à peu accaparés la discipline à partir de la 2ème moitié du XIXème siècle, changeant tout à fait la perception des phénomènes politiques et la façon de les envisager. Quel est aujourd’hui la perception de la philosophie dans la science politique ? Pourquoi en a-t-elle été écartée ? En quoi se distinguent la « science politique classique » et la « science politique moderne » ?

 

L’exclusion progressive de la philosophie de la réflexion politique

Les sociologues (et les juristes dans le cas très spécifique de la France) expulsèrent effectivement à partir de la première moitié du XXème siècle les philosophes de la « recherche scientifique » sur la politique. Ils considéraient en effet étudier d'un point de vu impartial et objectif ces phénomènes, par opposition à des philosophes partiaux et idéologues.

Cette situation perdura jusqu'au dernier quart du XXème siècle, qui verra les « politologues » prendre leur indépendance et obtenir une reconnaissance universitaire dans le cadre des facultés de sciences humaines (et dans celui des facultés de droit dans le cas français). Dans ce contexte, si la science politique comme discipline universitaire à part entière peut se voir encore largement influencée par les méthodes et points de vues sociologiques (ou juridiques), il est en revanche incontestable que, de façon générale, la philosophie n'y joue plus qu'un rôle mineure.

L’aspect philosophique des études politiques universitaires se limite en général à un simple cours d’« Histoire des idées politiques », résumant ainsi pour les futurs politologues la philosophie politique à travers un « catalogue historique d’idées » qui passe en revue un résumé des thèses des auteurs occidentaux, de Socrate à Marx en passant par Rousseau. Malgré l’intérêt évident de cette matière, qui permet de mettre en lumière les évolutions intellectuelles et les ressorts des transformations idéologiques qui accompagnèrent toujours les transformations politiques, elle fait de la philosophie politique une discipline « du passé ». La philosophie politique n’est finalement aujourd’hui vue que comme un outil permettant au mieux de comprendre les transformation politiques passées, voire comme un simple cours de « culture général » que l’on dispense dans les facultés de droit et de science politique comme on pourrait tout autant dispenser un cours de psychologie ou de management. C’est ainsi la légitimité même de la philosophie politique, la « science politique classique » qui se trouve aujourd’hui mise en cause par la « science politique moderne » qui s’oppose frontalement à elle.

 

La « science politique classique » et la « science politique moderne »

La « science politique classique » (ou le mot « science » n’est à prendre qu’au sens étymologique, le terme latin « scientia » renvoyant au « savoir », à la « connaissance »), dans la droite ligne de Platon et d’Aristote, se veut avant tout « philosophique ». Elle s’interroge en priorité sur le « pourquoi ? » de la politique, la question du sens est prioritaire. Plus important encore, elle a pour raison d’être la recherche du « vrai », du « juste ». En d’autres termes, la « science politique classique » a une visée hautement pratique puisque il s’agit d’une discipline qui vise à s’interroger sur les conditions de la vie en commun, à penser la meilleure organisation possible de la société, ainsi qu’à théoriser et installer dans la pratique le meilleur régime politique qui soit, conformément à des critères qui varient selon les  théoriciens qui s’affrontent, parfois à travers les siècles, sur ce qui constitue le critère du meilleur régime « en soi ».

La « science politique moderne », de son côté, entend généralement le terme de « science » dans son acceptation positiviste, méthodologique. D’abord développée pour l’étude de la matière (la physique), cette technique d’investigation va s’étendre au reste de la « réalité objective » (biologie, géologie…) puis, à partir du XIXème siècle, des penseurs comme Auguste Comte auront l’ambition de la calquer pour étudier les phénomènes humains (Comte, l’un des pères fondateurs de la sociologie, parlait de « physique sociale »). L’un des principes fondamentaux de cette approche est la neutralité vis-à-vis de la morale, c’est-à-dire le refus des jugements de valeurs, que le scientifique distingue des faits qu’il étudie. La « science politique moderne », « sociologique » (au point d’être souvent résumé à la simple « sociologie politique »), s’interroge avant tout sur le « comment ? » de la politique. Cette discipline a pour objectif d’observer les phénomènes politiques et d’en rendre compte de façon rationnelle, de leur donner du sens. Cette discipline a, par certains aspects, une visée beaucoup plus contemplative.

Alors que l’idéal du philosophe est celui d’un sage engagé qui recherche toute sa vie durant « le vrai », « le mieux », et la façon de le mettre en place concrètement, permettant ainsi la « meilleure vie possible » au plus grand nombre, l’idéal du scientifique est celle d’un homme totalement coupé et indépendant du politique qu’il observe tel un spectateur et dont il rend intelligibles les rouages et mécanismes.

L’opposition entre ces deux sciences politiques, la « classique/philosophique » et la « moderne/sociologique » est évidente. Avec la seconde, il n’est absolument pas question de dire « ce qu’il faut faire », « ce qui est juste », comme le faisaient les philosophes : ça serait s’extraire de la neutralité scientifique à l’égard des valeurs. Le scientifique voit ainsi le philosophe comme un individu qui ne fait que croire en l’absolu de sa propre subjectivité en recherchant des vérités qui ne seraient en réalité que subjectives, donc comme un homme non rationnel et non scientifique. De son côté, le philosophe considère le scientifique et son objectif de neutralité absolu comme un individu croyant en vain échapper aux règles de la vie sociale, toute neutralité vis-à-vis de ce dont on dépend n’étant pas possible, et dont l’objectif est dans l’absolu particulièrement inutile : quel est l’intérêt d’une science qui se refuse à toute débouchée pratique ? À quoi bon étudier les hommes et la politique toute sa vie si c’est pour, en définitive, se refuser à toute conclusion ou prescription quant à la meilleure manière d’organiser la vie en société ? Comme le note Léo Strauss, l’idée d’une science politique purement descriptive ou analytique qui refuserait de distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal serait apparue aux Grecs aussi absurde que l’idée d’une médecine qui s’interdirait de distinguer la santé de la maladie.

 

La « science politique moderne » comme aspect de la philosophie politique

 En définitive, que penser de cette apparente disparition de la philosophie politique ? Du point de vu de l’école moderne de science politique, elle correspond indiscutablement à un progrès témoignant du triomphe de la rationalité et de la science sur l’idéologie. Mais l’école classique, bien que minoritaire, n’a jamais été complètement vaincue et a subsisté tout le long du XXème siècle (à travers des figures aussi éminentes que Léo Strauss, Hannah Arendt, Raymond Aron ou plus récemment Philippe Bénéton), et a toujours son mot à dire. Son analyse de la situation est bien différente ; et pour Philippe Bénéton, le développement de la « science politique moderne », bien loin de rendre obsolète l’Histoire des idées politiques, est plutôt l’un des derniers développements de cette dernière, qui conforte implicitement le triomphe de la « pensée Moderne », (courant de la philosophie politique initié par Hobbes et Machiavel au XVIème siècle) sous couvert de « neutralité méthodologique ».

Ce double-jeu de la science politique moderne est décrit par Philippe Bénéton dans son « Introduction à la politique » : « Les science sociales prétendent à la neutralité au nom des principes suivants : les questions de "valeurs" relèvent de l'arbitraire individuel, la raison ne saurait arbitrer, à chacun son opinion. Seulement, ces propositions ne sont pas neutres, elles tranchent les vieilles questions philosophiques dans le sens des Modernes. Soit les oppositions ou les tensions entre l'égalité et la sagesse, la liberté et la moralité. La sagesse et la moralité des Classiques prétendaient s'appuyer sur la raison, cette prétention est usurpée, ce sont des opinions comme les autres. Mais la sagesse et la moralité ne sont plus alors la sagesse et la moralité ; réduites à des opinions semblables aux autres, elles ne s'opposent plus à l'égalité et à la liberté, elles perdent la partie. L'égalité des opinions condamne celles qui se nient comme telles, elle signifie l'inégalité des opinions. La raison scientifique arbitre au nom de son refus d'arbitrer. Le relativisme auquel conduit le positivisme ne tient pas la balance égale entre les différents choix, il disqualifie ceux qui s'opposent au relativisme. La science positiviste travaille pour ces "valeurs"  modernes que sont l'égalité sans substance et la liberté indéterminée. »

Cette analyse nous dit que la philosophie politique n’a absolument pas disparue, bien au contraire. Une école de pensée bien spécifique serait simplement aujourd’hui dominante et, considérant sa position et ses valeurs comme les meilleures, et donc incontestables, ferait passer leur acceptation et leur respect pour de la neutralité.

La philosophie politique est par définition un art subversif puisque le philosophe, tel un Socrate, a pour vocation de mettre en lumière « la vérité », « le juste », dans leur acceptation absolue. Le philosophe recherche la vérité ; le relativisme, promu par la sociologie et la modernité, est son pire ennemi. Pour la trouver il se doit d’interroger, voire de remettre en cause, tout ce qui n’y correspond pas, y compris ce que les hommes considèrent comme des acquis fondamentaux et indispensable. Aussi tout régime politique, qui a toujours pour vocation d’assurer son maintien, a tendance à vouloir abolir cette discipline qu’est la philosophie politique. À quoi bon réfléchir sur le meilleur régime politique, puisque le régime actuel est déjà le meilleur ?

Notre démocratie libérale ne fait pas exception. Une question se pose cependant ; aurions-nous besoin, dans cette période qui est la nôtre, de nouveaux Socrate ?

Sources :

BÉNÉTON, Philippe. « IV – Le projet scientifique et la dissolution de la politique » , dans Introduction à la politique, Paris, PUF, 2010, «  Les modes d ’interprétation de la politique », pp. 95-111 .

BAUDOUIN, Jean. « Première partie > La genèse laborieuse de la science politique », dans Introduction à la science politique, Paris, Dalloz, 2012, pp. 5-12.