Le décantonnement de la guerre
La vision du monde post Westphalienne, dans laquelle la guerre s’inscrit forcément dans une borne chronologique, est de moins en moins pertinente de nos jours. En effet les deux guerres mondiales, mêmes si elles étaient totales, n’ont jamais été considérées par les belligérants comme des guerres infinies. Elles allaient forcément devoir s’arrêter. Mais aujourd’hui on assiste à une indétermination croissante de la durée d’une guerre et de la définition d’un gagnant et d’un perdant. Cette rupture de borne chronologique ne permet plus de départager un état de paix d’un état de guerre.
Linhardt, Dominique, et Cedric Moreau de Bellaing, dans Ni guerre, ni paix. Dislocations de l’ordre politique et décantonnements de la guerre appuient cette rupture. Ils s’intéressent aux espaces d’indétermination situés entre les états de guerre et les états de paix. Pour les définir, ils s’écartent des termes de guerre et de paix, jugés non appropriés, pour parler de zones grises. Ils expliquent qu’elles ne sont pas récentes, qu’elles étaient présentes dans l’histoire mais que personne ne s’y intéressait. En s’appuyant des travaux d’Elias sur la création de l’Etat occidental, ils prennent l’exemple de la monopolisation des territoires par des maisons/seigneuries. Ils soulèvent alors la question : que se passe t’il entre une guerre de conquête et une autre ? Pour eux, ce sont des périodes de suspicion, des périodes de latence conflictuelle similaire à celles qu’on peut retrouver aujourd’hui. Ce sont des périodes d’indétermination ou l’on est armé sans l’être. C’est pour cela qu’ils parlent de décantonnement de la guerre. La guerre selon cette idée, ne serait pas cantonnée à un espace politique, territorial et temporel qui lui serait propre. Au contraire, la guerre s’insérerait dans tous les espaces sociaux. Comme le disait l’officier général et théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz : « la guerre est un caméléon qui change de nature à chaque engagement ».
Ann Hironaka dans Neverending Wars va jusqu’à s’interroger de la pertinence de déclarer une guerre civile comme terminée. Elle explique cette interrogation en contextualisant l’émergence des guerres civiles qui se sont multipliées par 3 depuis 1945. Cette multiplication viendrait de la difficile constitution de gouvernements au sein des nouveaux Etats, suite au mouvement de décolonisation. En effet, les communautés de ces nouveaux Etats se disputent la place du pouvoir. Cette confrontation est, selon l’auteure, alimentée par l’aide internationale qui au lieu de pacifier va généralement empirer la situation. Cette aide traduite par un apport continu d’armes et de ressources prolongent indéfiniment ces guerres. Ann Hironaka montre ainsi la difficulté de définir un moment ou la guerre s’arrête dans ces périodes de troubles. Même en l’absence de combat et de lutte, la politique locale demeure une politique de guerre et de suspicion. C’est sur cette conflictualité locale que va s’intéresser Marielle Debors.
Marielle Debors dans une étude de cas prend l’exemple de la période d’entre-guerre de 2013 au Tchad. Elle définit cette période de direction comme : « un espace et un temps qui sont marqués par un gouvernement violent et ou la guerre semble l’horizon d’attente des combattants et des civils. » Elle montre que la paix et la guerre sont des moments ou les choses se cristallisent : il y a des moments pacifiques, des moments très violents mais on ne peut pas vraiment parler de paix ni de guerre. Elle remet ainsi en question le concept de basculement car il n’y a pas de rupture radicale. Ce problème de cadrage temporel a aussi une cause sociale. Selon elle, cet état de suspicion constant viendrait aussi de ce qu’elle appelle « l’acceptabilité des pratiques ». Elle constate en effet que la population a intériorisé la violence car le politique fait d’elle une modalité, un usage de gouvernement. Cette pratique rend donc encore plus difficile la délimitation des moments de paix et de guerre au Tchad. Toutefois l’auteure avertit que le pays n’est pas constamment en proie à des scènes de violences armées. Il arrive que pendant plusieurs années aucune rivalité n’est lieu.
Mais cette guerre latente a des répercussions sur la société : elle fait du combat un travail temporaire et politique. Pour mieux comprendre, l’auteure invite ses lecteurs à se départir de ses prénotions sur le combattant occidental. En occident on différencie le civil du militaire, le militaire va prendre les armes à un moment puis les poser et revenir à la société civile. Or au Tchad, le métier des armes a une dimension politique. Les combattants interrogés paraissent faire de la politique avec les armes. Pour eux, c’est devenu une activité ordinaire.
Par ces lectures on comprend aujourd’hui, qu’il est impossible de délimiter temporellement une guerre par une déclaration et une capitulation. D’abord parce que les Etats ne se font plus la guerre entre eux ou s’ils le font s’est de façon asymétrique ou par le biais d’armés privés. Mais surtout parce qu’on constate depuis 1945 une pérennisation et une diversification des conflits qui demande une extension des types de guerres. On voit apparaître : des conflits infra-étatiques ; des conflits trans-étatiques qui vont s’étendre sur plusieurs territoires d’Etats ou encore des conflits internes internationalisés. Ces nouvelles catégories rendent de plus en plus poreuse la frontière entre un état de paix et un état de guerre et cela surtout dans les nouveaux Etats post coloniaux où parfois la guerre s’est tellement ancrée dans les esprits qu’elle fait partie des fonctionnements quotidiens. Ainsi nous sommes passés d’un monde d’Etats en guerre a un monde d’états de guerre.
Sources :
https://www.liberation.fr/planete/2015/02/04/on-reactive-le-mythe-du-guerrier-tchadien_1195829
Hironaka Ann, Neverending Wars, Paberback 2008.
Moreau Cédric Ni guerre, ni paix. Dislocations de l’ordre politique et décantonnements de la guerre (avec Dominique LINHARDT), Politix, 104, 2013, p. 7-23