Les frontières naturelles de la France

 
Carte par Scipia / DeviantArt

Carte par Scipia / DeviantArt

 

Au cours du XIXème siècle, plusieurs notions nationalistes se sont affrontées en Europe. La principale dichotomie apparaît entre les visions françaises et allemandes. Les Français, fidèles à leur construction étatique et nationale, promeuvent une définition géographique de la Nation. Les Allemands, quant à eux, la conçoivent comme un ensemble racial et culturel. Plus ancien, le nationalisme français traduit une volonté historique de défense nationale par la sanctuarisation de ce que le Grand Siècle de Louis XIV appellera « le pré carré ». La Révolution puis l’Empire parachèveront cela en annexant la fameuse rive gauche du Rhin, s’attirant par la même les foudres de la perfide Albion… ! Énoncées par divers révolutionnaires dont le célèbre Danton, les « frontières naturelles de la France » sont censées répondre à cette double problématique de défense territoriale et de construction nationale. Retour sur un, si ce n’est le principe fondamental de la politique étrangère française depuis des siècles.

« Les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République. »
— Georges Danton, le 31 janvier 1793

Le « ventre mou » de la France

L’Histoire de France a mis en valeur une constance royale de la maison Capet : étendre les frontières du Royaume à des bornes naturelles pour mieux défendre une nation encerclée d’ennemis depuis des siècles. Saint-Empire romain germanique, Angleterre, Espagne, Italie ; la France est prise dans un étau que tous les régimes politiques mettront un point d’honneur à desserrer. Le premier affrontement concerne la façade Atlantique qu’il convient de sanctuariser face aux Anglais d’abord félons puis prétendants à la couronne de France durant quatre siècles, de Guillaume le Conquérant à la guerre de Cent-Ans (1066-1453).

Le second défi concerne les reliefs alpins et pyrénéens. Libérés de la menace anglaise au terme de la guerre de Cent-Ans, les Valois vont enchaîner les « guerres italiennes » sans grand succès cependant. Parallèlement, c’est contre la puissante famille impériale des Habsbourg d’Autriche et d’Espagne que la France va tenter d’établir une frontière franco-espagnole stable dans les Pyrénées. Ce sera chose faite en 1648 au terme de la guerre de Trente-Ans qui sanctuarise une démarcation naturelle que seule la parenthèse napoléonienne dérogera (annexion de la Catalogne en 1812).

Atlantique, Pyrénées, Méditerranée, Alpes, les frontières de la France moderne se dessinent petit à petit. Reste désormais un danger capital : les Pays-Bas. Possessions espagnoles puis autrichiennes (à partir de 1713), les futurs Belgique et Luxembourg constituent un obstacle de taille. Si les armées françaises s’y trouvent rarement prisonnières (exemple de la guerre de Holland durant laquelle Louis XIV atteindra rapidement Amsterdam en traversant sans peine la Belgique), il reste très difficile pour les souverains français d’annexer ces provinces, et pour cause !

Pour le reste de l’Europe (Espagne, Autriche puis Royaume-Uni et Allemagne), ce que l’on appelait « Pays-Bas » constituait une porte d’entrée vers le pays français. Un pied à terre vital pour les opérations militaires contre la première puissance européenne et mondiale. C’est pourquoi ces fiefs seront régulièrement l’objet de querelles entre la France et le reste des nations du continent.

La première occasion d’annexion apparaît lors sous le règne de Louis XIV au moment de la guerre de Dévolution (1667-1668). Arguant que la Belgique et la Franche-Comté lui reviennent de par sa femme, le roi de France se lance dans une guerre triomphante de laquelle il parviendra à rendre Charleroi, Douai, Tournai ou encore Lille villes françaises. La Franche-Comté, elle sera finalement annexée au cours de la guerre de Hollande (1672-1678). Tout le règne de Louis XIV sera tourné vers la sanctuarisation de la frontière nord-est, en témoigne les nombreux affrontements belges et l’annexion de l’Alsace au cours des années 1680. Pour la première fois, le Rhin est atteint.

Dans un souci de cohérence géographique et de sécurité nationale, il naît dans l’esprit de Louis XIV l’idée selon laquelle le Rhin doit devenir la nouvelle frontière naturelle du nord-est français. Ce rêve ne sera jamais réalisé de son vivant. Son successeur, Louis XV, gâchera une occasion historique d’annexer la Belgique suite à sa victoire époustouflante de Fontenoy, en 1745.

Du Rhin à l’Atlantique, de la Manche à la Méditerranée

La France « naturelle » atteint finalement sa maturité sous la Révolution. Profondément conservatrice sur le plan extérieur, la jeune République reprend les desseins royaux en profitant de ses victoires en Belgique pour enfin annexer la province en 1795. Les foudres européennes s’abattent. Ne supportant pas une hégémonie française sur l’Europe, Londres va monter une demi-douzaine de coalitions internationales pour « libérer la Belgique » et la rive gauche du Rhin, fidèle à sa politique d’équilibre des puissances comme gage de paix.

De Danton à Napoléon (1792 à 1815), les guerres de Révolution et d’Empire vont coûter la vie à plus d’un million et demi de Français et presque deux millions d’Européens, le tout pour une question d’annexion de la Belgique. C’est d’ailleurs là, vingt-trois ans après Valmy, que la France va finalement s’effondrer lors de la bataille de Waterloo. Pourtant, c’est à cette période que les frontières naturelles seront atteintes avant d’être dépassées par les conquêtes napoléoniennes.

Le congrès de Vienne, qui conclut vingt ans d’hostilités, fait revenir la France à ses frontières de 1789. Les Pays-Bas autrichiens deviennent, sous domination hollandaise, le Royaume-Uni des Pays-Bas avant de devenir le Bénélux tri-national au cours des années 1830. La France, elle, continuera sous Napoléon III son œuvre édificatrice en annexant finalement la Savoie et Nice à la faveur de l’unité italienne. L’Empereur, conscient de la fragilité de sa frontière nord-orientale et perpétuant la politique étrangère de ses prédécesseurs de tous bords, négociera ensuite l’annexion du Luxembourg et de la Belgique sans succès puisque les Prussiens de Bismarck briseront son initiative tout en attisant le sentiment nationaliste allemand francophobe.

Les Ardennes, une faiblesse structurelle mortelle

De la percée de Sedan en 1870 à celle de 1940 en passant par le plan Schlieffen d’invasion de la Belgique pour tourner les forces françaises en 1914, le Bénélux et les Ardennes en général vont devenir un élément crucial des victoires ou mouvements décisifs allemands. Il est dès lors plus facile de comprendre l’occupation de la Ruhr et de la Sarre après la Grande Guerre ou encore l’importance attachée par Paris aux zones d’occupations établies en 1945. Pour la France, il s’agit de sécuriser sa frontière nord-orientale pour prévenir une nouvelle offensive allemande fatale. Et comme à chaque fois, c’est bien l’Angleterre (puis les États-Unis) qui vont s’y opposer, fidèles à la doctrine de l’équilibre des puissances.

La première opposition entre Paris et ses alliés anglo-saxons intervient dès la signature de l’armistice le 11 novembre 1918. En application du texte de Rethondes, les premiers éléments français pénètrent en Allemagne afin d’occuper les principaux « pays de la rive gauche du Rhin ». De grandes places fortes comme Mayence, Coblence ou Cologne voient se hisser les couleurs tricolores. Un an plus tard, le traité de paix de Versailles consacre la présence militaire des troupes alliées en Rhénanie. En 1921, 210 000 Poilus stationnent sur la rive gauche du fleuve. Cœur industriel du pays germanique, la Ruhr est, à défaut d’être annexée comme le souhaitaient Clemenceau, Foch et Pétain, occupée en attendant les indemnités de guerre. Les Français ne font là que reproduire ce qu’avait fait Bismarck de 1870 à 1873 dans le Nord-Est de la France après la guerre franco-prussienne. Enfin, la région de la Sarre, devient un « protectorat » (mandat) de la Société des Nations (ancêtre de l’ONU) jusqu’en 1935 où elle rejoindra l’Allemagne nazie suite à référendum (90,8% d’approbation). Le principal désaccord intervient en 1923. Alors que Berlin rechigne à payer ses indemnités, le gouvernement Poincaré lance une offensive militaire destinée à contraindre le régime de Weimar à payer son dû. Immédiatement, Washington et Londres protestent et obtiennent des Français, isolés, un retrait. C’est un camouflet grave pour le « Bloc national » qui perdra les élections de 1924 au profit du « cartel des Gauches ».

 
Zone d’occupation alliée (1918-1930) en violet

Zone d’occupation alliée (1918-1930) en violet

 

S’ensuit la remilitarisation de la Rhénanie, en violation du traité de Versailles, en mars 1936. Abandonné par les Britanniques, les Français assistent impuissants au retour en force de l’Aigle allemand. La France est ensuite vaincue lors de la campagne de 1940 et occupée à son tour. En 1945, et grâce à l’insistance tenace du général De Gaulle, la France obtient une zone d’occupation en Allemagne. Là encore, la rive gauche du Rhin est occupée ainsi qu’une partie de la Bade.

 
Zones d’occupation après-guerre en Allemagne (1945-1948)

Zones d’occupation après-guerre en Allemagne (1945-1948)

 

En 1957, avec le traité de Rome et la Guerre Froide, la France obtient enfin gain de cause en prévenant définitivement toute attaque par la Belgique. C’est la fin d’une querelle vieille de cinq siècles. Pour autant, ce « triomphe » ne se fait pas dans la joie et l’allégresse. Sentant cette région historiquement sienne glisser vers l’influence française, le Royaume-Uni ne cessera de demander son adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), chose qu’elle obtiendra en 1973 par le « gaulliste » Georges Pompidou alors même que le précédent président Charles de Gaulle avait catégoriquement refusé cette option tout au long de ses mandats.

Quel héritage ?

Véritable point faible de la « forteresse France », les Pays-Bas espagnols puis autrichiens, aujourd’hui Belgique et Luxembourg, n’ont cessé d’obséder les différents rois puis régimes politiques jusqu’à nos jours. La France contemporaine, elle, est profondément marquée par la théorie des « frontières naturelles » : si les Alpes et les Pyrénées séparent de l’Italie et de l’Espagne, il en est autrement du Rhin, frontière imparfaite avec une Allemagne traditionnellement hostile et impérialiste. Bien qu’elle ne fût pas construite dans ce but, la Communauté économique européenne puis Union européenne permis de mettre fin à un conflit frontalier vieux de plusieurs siècles en alignant, bien qu’artificiellement, Paris et Berlin contre la menace soviétique commune. Pour autant, l’instabilité politique et gouvernementale belge entretient toujours chez certains partisans de la théorie nationaliste un espoir, même ténu, d’annexion de la Flandre francophone au reste du pays, sorte de revanche sur l’Histoire. Fort à parier toutefois que l’Angleterre ne laissera pas se faire une telle chose de sitôt…

Sources :

Convention d’armistice du 11 novembre 1918

Traité de Versailles 1919

Histoire et dictionnaire de la Révolution française, 1789-1799, Jean Tulard, Jean-François Fayard et Alfred Fierro (1987)

Frontières naturelles, Denis Richet (1988)

Le Rhin, frontière naturelle de la France, Josef Smets (1998)

La conquête de la Belgique et la théorie des frontières naturelles de la France (XVIIème-XIXème siècle), Sébastien Dubois (2001)