Pourquoi obéissons nous ?

 
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« Chose vraiment étonnante de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est seul ». Ainsi s’étonnait Étienne de La Boétie (1530-1563), dans son Discours de la servitude volontaire. Le penseur s’interroge en effet sur les raisons qui peuvent pousser une nation toutes entières à accepter de vivre dominées en respectant de lourdes contraintes, voire même des tyrannies, plutôt que de se révolter et de prendre sa liberté. On pourrait tout à fait étendre cette interrogation, et se demander pourquoi les hommes obéissent-t-ils ? Pourquoi une société accepte-t-elle de vivre sous le joug d’un pouvoir politique, qui la contraint et qui la limite ?

Plus de 3 siècles plus tard, c’est un penseur allemand pionnier dans la réflexion politique moderne qui proposera une réponse à cette question : Max Weber (1864-1920), considéré comme l’un des pères fondateurs de la sociologie (à une époque où cette discipline n’avait pas encore été détournée pour justifier des fantasmes, mais tentait sérieusement d’analyser le réel). Le sociologue définit comme « politique » « tout groupement humain dont la direction institutionnelle, dans les limites d’un territoire donné, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la coercition physique légitime ». Le phénomène politique s’articule pour Weber autour de 2 notions fondamentales : la « domination », et la « légitimité » ; ce qui, nous le verrons, répond déjà à l’interrogation que nous a soumit La Boétie.

 
Max Weber en 1918

Max Weber en 1918

 

La « légitimité » au fondement de la domination politique

La réponse la plus évidente lorsque l’on s’interroge sur les raisons qui poussent des hommes à obéir à d’autres, c’est le fait de ne pas avoir le choix. L’usage de la force, de la contrainte, c’est-à-dire « la capacité à faire triompher sa volonté sur celle d’autrui sans aucune justification », est le moyen le plus primitif – mais sacrément efficace – d’obtenir l’obéissance, et son usage explique sans aucun doute l’obéissance dans de nombreuses circonstances. Cependant cet usage de la contrainte pour se faire obéir, tant au niveau interindividuel qu’au niveau des sociétés, connaît une importante limite : il ne permet pas de fonder le pouvoir sur la durée. Un pouvoir politique qui ne ferait reposer l’exercice du pouvoir que sur la force serait contraint à une répression permanente pour faire exécuter ses volontés, ce qui serait non seulement ingérable mais aussi extrêmement précaire. En effet, ainsi que l’affirme Rousseau, « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître ».

Weber, dans Économie et société, distingue 2 dynamiques permettant à un pouvoir politique d’imposer sa volonté : « Matcht » et « Herrschaft ». « Matcht » (le « pouvoir », la « puissance », la « contrainte ») correspond à l’usage de la contrainte telle que définie plus haut, c’est « la chance que possède un acteur d’imposer sa volonté à un autre acteur même contre la résistance de cet acteur ». « Herrschaft » (la « domination »), en revanche, est un peu plus subtile. Weber affirme que « tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, intérieur ou extérieur, à obéir ». La notion de domination, par rapport à celle de contrainte, met en œuvre un processus supplémentaire qui est celui de la « légitimité ». Cette « légitimité » est un mécanisme politique correspondant à la reconnaissance par ceux qui obéissent du bien fondé des décisions auxquelles ils obéissent.

Un régime fondé sur la domination (c’est-à-dire tout régime politique durable) nécessite la reconnaissance par la population du caractère légitime des gouvernants à gérer la chose publique. Cette légitimité n’est pas une donnée inée, elle se fonde avant toute chose sur une croyance générée et entretenue par le pouvoir politique en place à travers un « travail de domination », consistant en un ensemble de méthodes aboutissant à faire en sorte que les gouvernés croient en sa légitimité. Ce qui explique donc la soumission des nations à une minorité qui les domine, c’est la reconnaissance par ces dernières de la légitimité de ses dirigeants ; et leur pouvoir se maintiendra tant que cette légitimité leur sera reconnue – et, dans une certaine mesure, peu importe les résultats politiques de ces gouvernements, bien que l’absence de résultats puisse être une cause de fragilisation de cette légitimité.

Mais Weber ne s’arrête pas là, et propose d’étudier plus précisément ce phénomène de légitimité en en dressant une typologie. Le sociologue distingue 3 mécanismes de légitimité, et met en lumière l’influence qu’ils peuvent avoir sur les possibilités d’exercice du pouvoir et les formes prises par l’obéissance dans ces différents régimes.

Les types de domination légitime

Weber met d’abord en évidence la « domination traditionnelle », qu’il définit comme la « croyance quotidienne en la sainteté des traditions valables de tout temps et à la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens ». Cette forme de légitimité se base sur l’autorité de la tradition, à qui on obéit de façon routinière, parce qu’elle a toujours existé et a fait ses preuves, ainsi que sur celle de la personne qui en est la dépositaire. Ce processus aboutit à ce que Weber, qui considère que tout pouvoir politique est par nature artificiel, qualifie de « naturalisation de la tradition » : son existence et son respect semblent tellement aller de soi que le régime semble « naturel », avoir toujours existé, et exister pour toujours. Ce genre de légitimité caractérise notamment les régimes monarchiques tels que celui de l’Ancien Régime en France. De façon a priori contre intuitive relativement à ce qu’on apprend généralement aux jeunes français aujourd’hui, le mode de domination traditionnel – et donc l’Ancien Régime – sont présentés par Weber comme des régimes de « domination limitée ». Le leader de ce genre de régime ne peut en effet pas tout se permettre, et son exercice du pouvoir est grandement limité par les coutumes et traditions ; leur non respect exposerait le leader à de vives critiques qui pourraient, à terme, remettre en cause sa légitimité et donc le régime lui-même.

Weber met ensuite en évidence la « domination charismatique », qu’il définit comme la « soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore émanant d’ordres révélés ou émis par celle-ci ». Weber s’est inspiré des fondateurs des grandes religions pour mettre en lumière cette forme de légitimité, qu’il a ensuite transposé aux questions politiques en voyant des leaders politiques utiliser le même genre de mécanisme pour fonder leur légitimité (particulièrement Napoléon). Weber voit en effet comme clé de voute de ce genre de domination une forme de « croyance » de la population au caractère supérieur d’un homme particulier, qui les rend ainsi similaires à des adeptes d’une religion. La légitimité du leader se base alors sur le partage d’une émotion entre tous ses « adeptes ». La centralité du phénomène émotionnel dans ce type de régimes aboutit à un pouvoir très étendu, bien plus qu’un leader traditionnel. Le leader charismatique peut en effet tout demander à ses « adeptes » qui ont une confiance totale en lui. Mais ce genre de régimes connaît un défaut capital : celui de la durée. Le régime est en effet consubstantiellement lié à la personne du leader, et le régime se trouve profondément ébranlé au moment de sa disparition. Un régime avec une forte dominance charismatique n’est bien souvent qu’un régime provisoire, incapable de s’installer dans la durée, bien qu’il existe des exception (des phénomènes de « transmission du charisme » sont notables en URSS entre Lénine et Staline, dont le charisme tient plus d’un travail de propagande très efficace que de sa véritable personne, ou encore en Corée du Nord qui connaît un système original de transmission héréditaire du charisme).

Enfin, Weber met en évidence la « domination légale-rationnelle », ou « domination bureaucratique », qu’il définit comme la « croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens ». Il s’agit d’un type de légitimité fondé officiellement sur « la raison », qui se manifeste par la croyance en la rationalité des décisions prises par le pouvoir politique, assurée par le respect de lois et de règles auquel la décision politique doit se soumettre. Dans ce genre de régimes, la légitimité tend à se confondre avec la légalité. Ce que l’on appelle aujourd’hui « État de droit », c’est-à-dire l’autolimitation du pouvoir politique par un droit extérieur et indépendant à lui-même, en est une parfaite illustration. Ce genre de domination est a-personnel en ce sens que la population n’obéit non pas aux personnes qui donnent les ordres mais aux fonctions qu’elles occupent et à la légitimité des règles et des procédures mesurées par leur conformité aux lois.

 
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Les idéaux-types de la domination légitime : un approche dynamique

Afin de pouvoir utiliser correctement cette typologie, il est nécéssaire de garder en tête que ces 3 modes de domination sont ce que Weber appelle des « idéaux-types », c’est à dire que ces théories ne sont à comprendre que comme des « simplifications de la réalité » visant à mettre en avant des « traits typiques » de cette dernière. Autrement dit, les 3 modes de domination présentés ci-avant ne sont que des « tendances » qui ne se retrouvent jamais « à l’état pur » dans la réalité. L’analyse des modes de légitimation empiriques témoigne bien souvent d’une combinaison de ces 3 « légitimités », aucune n’étant uniquement traditionnelle et pas du tout bureaucratique et charismatique par exemple mais combinant ces 3 modes de légitimité dans des proportions variables, en jouant « à la fois sur les 3 tableaux ».

Prenons l’exemple de notre régime, la Vème République française. On aurait tendance à la classer immédiatement parmi les régimes fondés sur une domination bureaucratique du fait de l’importance du respect de l’État de droit et du système de démocratie élective qui pousse les citoyens à obéir aux décisions du gouvernement et de ses élus non pour leurs personnes ou des qualités dont ils disposeraient en propre mais du fait des fonctions qu’ils occupent, et des prérogatives dont ils disposent du fait de ces fonctions.

Cela serait cependant une grave erreur de résumer la Vème République française, et par extension la majorité des démocraties modernes, à un simple régime de domination bureaucratique. Une dimension traditionnelle est indéniable puisque la population adhère désormais à une « domination démocratique traditionnelle », qui s’illustre par le fait qu’on n’a aujourd’hui plus besoin d’expliquer pourquoi on est démocrate, l’adhésion à cette conception politique coulant de source. En revanche si on ne l’est pas, il conviendra nécessairement d’argumenter et d’expliquer pourquoi on cherche à remettre en cause le « nouveau régime traditionnel ». Enfin, il est tout à fait nécéssaire d’ajouter, et c’est particulièrement pertinent pour la Vème République, une dimension charismatique induite par le mécanisme de sélection des élites politiques qu’est l’élection ; à travers l’élection, les électeurs choisissent l’individu qui dispose, d’après eux, des meilleurs qualités intrinsèques pour exercer une fonction politique précise. On peut même considérer que la tendance dans les démocraties contemporaines est au renforcement de cette conception charismatique du fait de la personnalisation de plus en plus forte de l’exécutif, couplée dans certains pays comme la France à un renforcement parallèle de la domination bureaucratique via un renforcement du pouvoir des juges (à travers l’expansion du droit européen, l’extension du champ du contrôle de constitutionnalité au préambule de la constitution ou le contrôle de conventionnalité des juges).

Cette typologie de Weber ne peut donc être calquée telle quelle sur la réalité et servir de critère pour discriminer les différents régimes empiriques en les enfermant dans une des 3 cases du tableau. Elle sert à mettre en évidence les différents moyens dont dispose un régime politique pour créer et entretenir le sentiment de sa légitimité dans la population qui lui est soumise, ou encore à mettre en évidence les éléments qui peuvent aboutir à d’hypothétiques remises en causes de cette légitimité (dont le mouvement des Gilets Jaunes semble être un parfait exemple).

Le sentiment de légitimité est bien l’élément qui, pour reprendre la question de La Boétie, explique pourquoi les hommes acceptent de se soumettre à un pouvoir politique qui les place sous tutelle, voire les opprime : ils acceptent cette tutelle car, pour les différentes raisons que Weber mît en évidence, ils considèrent qu’obéir à ces minorités dirigeantes est justifié et le reconnaissent cette obéissance comme bénéfique.

À noter enfin que Weber mettait en évidence un « schéma de développement » des régimes européens : l’Europe, comme moteur d’un processus général de « rationalisation du monde » qui s’étendit progressivement à toutes les sphères de l’existence, tendait inexorablement à connaître un processus de « rationalisation du politique » transformant des régimes politiques fondés sur un mode de domination traditionnel (les « monarchies patrimoniales ») vers des régimes fondés sur « la raison », c’est-à-dire des régimes de domination bureaucratique. La transition s’opéra à travers des régimes fondés sur une domination charismatique qui seuls eurent la force de remettre en cause les régimes traditionnels, et qui posèrent les bases d’une rationalisation du politique qui put aboutir, au terme d’une Histoire plus ou moins tourmentée, à l’instauration des régimes bureaucratiques tels qu’on les connaît aujourd’hui. Cette conception convient parfaitement au régime napoléonien duquel Weber s’inspira fortement, qui vit s’instaurer en France un régime charismatique tenter du supplanter le régime traditionnel des Bourbons en ébauchant une synthèse entre la légitimité traditionnelle (via le titre d’« Empereur », en référence à Charlemagne) et l’« appel à la raison » des révolutionnaires, dont la codification du droit à travers le Code Civil est l’exemple le plus parfait. Cependant lorsqu’on pense aux « régime charismatique », on ne peut s’empêcher de penser aux « régimes totalitaires » qui marquèrent profondément le XXème siècle. Max Weber, mort en 1920, n’a connu ni Hitler ni Staline et leurs modèles n’ont en aucun cas inspiré ses « régimes charismatiques ». Peut-on alors considérer que Weber, fort de sa compréhension de la dynamique de « rationalisation du monde », a pu les anticiper ? Le régime nazi n’était-il pas un régime fondé à la fois sur le charisme d’un homme, tentant une synthèse entre une volonté de renouement avec les « aryens des origines » et une forme de « rationalisation du monde » à travers la prétention scientifique de la théories de la « lutte des races » ? À moins que les spécificités des « régimes totalitaires » ne les excluent d’office de l’analyse weberienne ? Et quelles conséquences politiques tirer du « désenchantement du monde » consécutif à sa rationalisation, que Weber pressentait avec crainte ?


Sources :

WEBER, Max. « Chapitre III – Les types de domination », dans Économie et société 1 – Les catégories de la sociologie, Librairie Pion, 1971. Disponible sur: http://www.freepdf.info/index.php?post/Weber-Max-Economie-et-societe-Tome-1

BAUDOUIN, Jean. « Troisième partie > Le politique comme mode d’institution du social », dans Introduction à la science politique, Paris, Dalloz, 2012, pp.38-41.

LE POURHIET, Anne-Marie. « Chapitre I : Définition de l’État », dans Droit constitutionnel, Paris, Economica, 2018, « Livre 1 – L’objet du droit constitutionnel », « Titre 1 : L’État », pp.4-17.

LE POURHIET, Anne-Marie. « Chapitre II : Les mutations de la Vème République », dans Droit constitutionnel, Paris, Economica, 2018, « Livre 6 – La Cinquième République française », « Titre préliminaire : Origines et métamorphoses de la Vème République », pp.294-315.

GAJCANIN, Sacha. « Bureaucratie et Managment », 06/12/2015. Disponible sur : https://fr.slideshare.net/SachaGajcanin/bureaucratie-et-management