Privatisation d’ADP : quelle réponse pragmatique et conservatrice ?
«Non à la Privatisation des Aéroports de Paris». Ce nouveau slogan des gilets jaunes est aussi celui des 248 parlementaires qui ont décidé mi-avril de lancer une procédure de Référendum d’Initiative Partagée dans le but de faire échouer le projet du gouvernement de céder ses parts majoritaires dans la société ADP (Aéroports de Paris). Cette dernière possède et exploite de nombreux aérodromes en Île-de-France, dont les deux mastodontes Roissy-CDG (10ème aéroport mondial avec 77 millions de passagers en 2018) et Orly, ainsi que d’autres plates-formes étrangères, en Turquie et en Jordanie notamment.
Quels sont les enjeux de cette nouvelle farce économico-politique dont nous autres Français avons le secret ?
UN PROJET INITIAL AMBITIEUX
La loi Pacte a été promulguée le 22 mai 2019. Elle prévoit dans ses articles 130 à 136 une opération en deux temps : tout d’abord, l’Etat s’engage à céder sa participation dans la société ADP (50,6% du capital et 58% des droits de vote), cession qui n’est pas encore planifiée, et dont les modalités (mise en vente sur le marché boursier, négociation de gré à gré, appel d’offre public) ne sont pas encore fixées ; et au bout de 70 années d’exploitation, l’Etat récupère les actifs (les bâtiments, les pistes, les terminaux, les baux commerciaux…) en expropriant ADP (qui sera donc une entreprise privée à ce moment) en échange d’une indemnité payée en deux fois (une première partie lors de la privatisation qui doit couvrir la perte des bénéfices futurs, une deuxième partie lors de l’expropriation, pour couvrir la perte du patrimoine). Par ce biais, l’Etat peut empocher tout de suite le produit de la vente (entre 7 et 9 milliards d’Euros), mais s’assure de rester maître des infrastructures à la fin du siècle.
Pour encadrer la gestion des aéroports, le législateur a inscrit dans la loi un grand nombre de garde-fous : le nouvel actionnaire devra respecter des obligations liées à la qualité du service public aéroportuaire (pour maintenir le rang de la France dans la compétition mondiale pour constituer des hub attirant touristes et capitaux), et sera soumis à une tutelle de l’Etat dans tous ses domaines d’exploitation : fixation des redevances aéroportuaires (qui seront soumises à un plafond fixé par un contrat de régulation pluriannuel ou directement par le ministre en cas de désaccord), obligation de réaliser les investissements imposés par l’Etat, agrément par ce dernier de tout nouvel actionnaire ou de tout changement de contrôle, interdiction de réaliser des modifications substantielles sur ses installations sans son accord….Le nouvel opérateur sera donc peut-être privé, mais il devra exercer sous la surveillance de l’Etat et d’une nouvelle agence indépendante de régulation qui sera montée, en remplacement ou en complément de l’actuelle Autorité de Supervision Indépendante des Redevances aéroportuaires (ASI). Paradoxe intéressant : l’Etat contrôlera beaucoup plus l’activité d’ADP après la privatisation qu’avant celle-ci !
Certes, la Cour des Comptes a déjà émis des réserves sur la capacité de l’Etat à faire respecter ses cahiers des charges et à faire valoir ses vues dans la gestion d’aéroports privatisés comme à Toulouse, Lyon et Nice : «Compte tenu des risques d’asymétrie d’information et d’imprévisibilité à long terme qui affectent le pilotage de toute concession de longue durée, il convient d’être vigilant quant au maintien dans la durée de l’efficacité des moyens de contrôle de l’État». Admirons de nouveau la schizophrénie de l’Etat : parler de supprimer l’ENA pour ensuite se plaindre de ne pas avoir assez de fonctionnaires compétents !
POURQUOI CETTE OPÉRATION FAIT DÉBAT
Les opposants à l’opération font valoir de nombreux arguments, mais l’on peut voir que beaucoup sont déjà pris en compte dans l’actuelle mouture de la loi :
1) «On privatise les frontières» : cet argument est fallacieux, dans le sens où quelle que soit la structure de propriété des aéroports, les services de contrôles aux frontières font partie des compétences régaliennes de l’Etat (Police aux Frontières pour les personnes, Douanes pour les biens), qu’il n’est nullement question de céder ou de privatiser !
2) «On cède une société rentable pour l’Etat» : Il est vrai qu’ADP est une petite pépite au sein du portefeuille national : avec un résultat consolidé de 610 millions d’euros, elle affiche une rentabilité brute de 13%, ce qui a permis au Trésor français d’empocher 342 millions en dividendes pour 2018. Ces données sont toutefois à relativiser avec les contraintes associées. Avec la croissance attendue du trafic aérien dans les décennies à venir (+1,9% chaque année selon une étude d’EuroControl à horizon 2040), ADP prévoie d’investir 4,7 milliards d’ici 2020, et sûrement plus au fur et à mesure que ses infrastructures seront saturées. De plus, la société est intégrée au programme du Grand Paris, qui prévoie la construction du « CDG Express », prévu pour relier directement la Gare de l’Est à Roissy, et qu’elle devra financer pour un tiers (en garantissant, il est vrai, une dette envers l’Etat). Cela signifie que si la société est très rentable pour l’instant, il ne faut pas s’imaginer qu’elle le sera toujours, au vu de la masse des investissements à réaliser, et du montant actuel de sa dette (5,9 milliards d’euros, plus élevée que son chiffre d’affaires à 4,4 milliards), surtout si des dividendes réguliers sont réclamés chaque année. Ce sont autant de contraintes budgétaires dont l’Etat se débarrasse en vendant ADP.
3) «Les prix vont augmenter» : A ce sujet, l’article 134 de la Loi Pacte est clair : «Pour Aéroports de Paris […] des contrats pluriannuels d'une durée maximale de cinq ans conclus avec l'Etat déterminent les conditions de l'évolution des tarifs des redevances aéroportuaire […] en l'absence d'un contrat […] ces tarifs sont déterminés sur une base annuelle dans des conditions fixées par voie réglementaire». Les risques de dérapage des tarifs imposés par ADP aux compagnies aériennes pour les services d’accueil aéroportuaires (parking d’avions, manutention des bagages des passagers…) sont donc encadrés, voire directement fixés par l’Etat, exactement comme cela se faisant avant ! Quand aux autres sources de revenus, il apparaît normal que l’Etat se désengage de la gestion commerciale de commerces de Duty Free (ce n’est pas sa mission première), tout comme il n’a à priori rien à faire dans la gouvernance d’aéroports en Jordanie ou en Turquie.
4) «L’Etat perd le contrôle d’infrastructures stratégiques» : Il est vrai qu’en vendant ses titres dans ADP, l’Etat renonce à la pleine propriété de l’ensemble des actifs constituant ses aéroports franciliens (pour un total estimé à près de 15 milliards d’euros dans son bilan social). Ce sont autant de bâtiments, de terrains, de routes, d’infrastructures qu’il ne pourra plus moduler à sa guise, par exemple pour servir sa politique de construction, ou pour orienter de vastes programmes d’investissements et d’aménagements urbains (comme le projet du Grand Paris par exemple) ou encore construire l’aéroport du futur. A cette objection, le gouvernement a répondu que ces actifs redeviendront justement la propriété de l’Etat 70 années après la privatisation, mais il faut reconnaître qu’un vrai problème est posé : en 2089 il faudra peut-être complètement réaménager les terminaux ou construire de nouvelles pistes pour accueillir de nouveaux modèles moins polluants (enfin, si Greta Thunberg n’a pas fait interdire les avions d’ici là).
Traiter ce débat à travers l’angle du service public (qui sera toujours assuré), ou des prix (qui ne dériverons que si l’Etat fait mal son travail) n’est pas la bonne méthode : La question de la privatisation des Aéroports de Paris est avant tout une question de patrimoine : faut-il vendre au privé des infrastructures foncières en échange d’argent frais ?
A cette question, il nous paraît utile de répondre non, car, quel que soit le mode d’exploitation de l’aéroport (par des salariés sous contrat public ou privé), il sera toujours bon pour la puissance publique de garder dans son patrimoine de l’actif «lourd», car les acteurs privés seront toujours tentés de le gérer comme une «vache à lait» dans une logique de rente, sans faire les investissements nécessaires pour le renouveler et le pérenniser dans une logique de long terme.
UNE AUTRE SOLUTION EST POSSIBLE
Avec ce point en tête, une autre solution aurait été envisageable pour concilier désengagement budgétaire de l’Etat sur les investissements à venir et contrôle public sur les infrastructures : exproprier les actifs d’ADP dès maintenant (toujours avec indemnisation) pour en confier la gestion à une société aéroportuaire, avec le même cahier des charges que celui envisagé aujourd’hui, en rajoutant l’obligation de reprendre les salariés actuels (même si un plan social semble probable lors de la transition, ne nous leurrons pas) et une trajectoire d’investissements obligatoires suivie par l’ASI. Certes, le Trésor ne récupère rien à court terme, mais on ne privatise pas parce qu’on a besoin d’argent, on le fait car le busines vendu est rentable et vaut le coup pour l’Etat de se désengager à long terme pour l’ouvrir à la concurrence. A contrario, cette solution (qui placerait les aéroports sous le même régime de concessions que celui des autoroutes, mais beaucoup plus contrôlé) aura le mérite de laisser ces actifs dans le giron de l’Etat et d’en imposer la gestion plus rationnelle par le privé. Quand au cahier des charges, il devra être extrêmement précis et suffisamment contraignant pour orienter l’effort d’investissements que devra réaliser le concessionnaire dans le sens voulu par l’Etat. Voilà peut-être ce à quoi pourraient s’atteler nos députés et sénateurs, au lieu de faire campagne pour un référendum aussi inutile que chronophage.
Sources :
Articles
https://www.fipeco.fr/fiche.php?url=Faut-il-privatiser-A%C3%A9roports-de-Paris-?
Publication des décrets de la Loi Pacte
Texte de loi de la Loi Pacte (articles 130 à 136)
Etude Eurocontrol
Rapport de la Cour des Comptes sur la privatisation des aéroports de Nice, Toulouse et Lyon