Uber Eats : Quand l’opportunisme et le vertu ostentatoire dérapent
Uber Eats décide de lutter contre le racisme… en proposant une discrimination basée sur la couleur de peau
Depuis le début de l’affaire George Floyd, les États-Unis sont déchirés par les sujets raciaux, des manifestations et même des émeutes dans les grandes villes. Parmi les revendications des manifestants, on trouve la lutte contre le racisme. Certaines grandes entreprises ont décidé de profiter de l’occasion pour montrer à quel point elles étaient tolérantes et vertueuses, du moins selon elles.
Uber Eats a récemment annoncé que l’entreprise allait “aider” les restaurants possédés par des Afro-Américains en les mettant en avant sur les versions américaine et canadienne de son site. Dans cet article, je vais vous expliquer pourquoi c’est une mauvaise idée et pourquoi elle risque d’être contre-productive.
C’est une injustice pour les autres restaurants
Uber a décidé de mettre en avant les restaurants possédés par des Afro-Américains. Les frais de livraison ne s’appliqueront pas aux commandes passées auprès de ces restaurants jusqu’à la fin de l’année. C’est une injustice pour les autres restaurants, et voilà pourquoi. Vous pourriez dire que les Noirs américains subissent des discriminations. Mais pensez-vous que d’autres communautés n’en subissent pas aussi ? Les Latinos et les Asiatiques subissent aussi du racisme, et pas que de la part des Blancs. Sur Uber Eats, les commandes passées auprès des restaurants mexicains, colombiens, brésiliens, chinois, coréens ou encore japonais sont encore concernées par les frais de livraison. Est-ce que Uber Eats en déduit que les Latinos et les Asiatiques ne sont pas discriminés ? Je ne crois pas. Cependant, une discrimination semble jugée plus importante qu’une autre par l’entreprise.
Il faut bien comprendre que le geste d’Uber Eats n’est probablement pas fait par simple générosité. Uber Eats est une entreprise privée, et comme la vaste majorité des entreprises privées, elle cherche à gagner de l’argent. Avec le confinement imposé avec la pandémie de COVID-19, beaucoup de restaurants ont fermé temporairement (ou définitivement), et le nombre de commandes a diminué. Et maintenant, la plateforme se priverait de revenus sur une partie des restaurants ? Soit le restos tenus par des Noirs représentent une somme négligeable par rapport au total, soit de l’argent sera pris ailleurs. Comment croire que le manque à gagner concernant les restaurants appartenant à des Afro-Américains ne sera pas répercuté sur les autres restaurants ? Il faut bien que la plateforme et les livreurs gagnent de l’argent.
L’entreprise argue que les restaurants appartenant à des Afro-Américains ont été durement touché par la crise sanitaire causée par la coronavirus. Mais la plateforme se rend-t-elle compte que c’était aussi le cas pour les restaurants américains, italiens, mexicains, chinois ou japonais ? À part les établissements qui n’accueillaient pas de clients et ceux qui ont fait faillite avant, il est difficile de trouver des restaurants qui n’ont pas été impactés par la crise sanitaire et le confinement dans le pays. Si les établissements possédés par des Afro-Américains deviennent plus visibles que les autres sur Uber Eats, les autres perdront donc en visibilité (que ça soit de façon absolue ou relative) et auront donc moins de clients. La reprise économique risque d’être encore un peu plus compliqué pour certains restaurants, d’autant plus qu’ils comptaient beaucoup sur la livraison à domicile pour faire face à la baisse de capacité d’accueil imposée par les mesures de distanciation sociale.
De plus, il faut bien se dire que cette distorsion de concurrence, ça n’est pas vraiment pour “aider” les Noirs propriétaires d’un établissement. C’est du marketing opportuniste. En supprimant les frais de livraison pour eux dans une période où plein de gens scandent “Black Lives Matter”, Uber Eats peut s’afficher comme une entreprise luttant contre le racisme et dire aux Afro-Américains : “regardez, nous vous aidons”. Sauf que l’avantage (temporaire) à certains patrons est basé uniquement sur leur couleur de peau.
Le patron représente-t-il tout dans une entreprise ?
Selon Uber, les restaurants tenus par des Noirs seront plus faciles à trouver et les clients n’auront pas à payer de frais de livraison. Tout est basé sur la couleur de peau du chef d’entreprise. Que se passe-t-il si le patron est noir mais que la plupart des employés sont blancs, hispaniques ou asiatiques ? Que se passe-t-il si le propriétaire est blanc mais que les employés sont pour la plupart noirs ? Et quant est-il des clients ? Et des livreurs ? Vous l’avez deviné : les clients devront payer les frais de livraison.
Si je veux commander des burgers, je me fiche de savoir si le propriétaire du restaurant est blanc, noir, arabe, hispanique ou asiatique. Si je commande auprès d’un restaurant, je me soucie surtout de la qualité des produits, du goût et du rapport qualité/prix. Si je commande de la nourriture asiatique sur Uber Eats aux États-Unis, les frais de livraison s’appliquent, peu importe que le livreur soit blanc, jaune ou noir. Il faut bien se rendre compte que le livreur à vélo afro-américain ou la serveur blanc gagnent probablement moins d’argent que le patron noir dont le business tourne bien. Pourtant, le livreur noir n’aura aucun avantage lui, malgré ses conditions de travail.
Uber risque de pousser les gens à faire des choix discriminants
Ne pas appliquer les frais de livraison en fonction de la couleur de peau, c’est non seulement injuste, mais ça risque aussi d’avoir l’effet inverse de celui recherché. Beaucoup de restaurateurs présents sur la plateforme doivent se dire que Uber Eats donnent un avantage à certains concurrents parce qu’ils sont noirs. Uber Eats ne se comporte pas comme un marché plus ou moins libre avec les mêmes règles pour tous, mais des règles différentes selon la couleur de peau des patrons. C’est raciste comme distinction. Uber avait pourtant envoyé un mail à ses clients américains pour dire que l’entreprise tenait à traiter tout le monde de façon égale et ne tolérait pas la discrimination. C’est pourtant bien une discrimination que Uber a mis en place, discrimination qui fait que les restaurants ne sont pas traités de la même façon.
Si l’entreprise aide ses clients à trouver les restaurants tenus par des Noirs, ça peut aider les clients qui veulent trouver ces restaurants, mais aussi ceux qui veulent les éviter. Il y aura peut-être des Blancs racistes qui décideront de ne pas commander auprès d’un resto car le gérant est noir. Aujourd’hui, les restaurants noirs sont mis en avant. Si un Latino se fait tuer par la police lors d’une interpellation violente, est-ce que le même avantage sera donné aux propriétaires latinos ? Demain, aura-t-on la possibilité de trier les restaurants sur Uber Eats en fonction de la couleur de peau ou de l’ethnie du gérant ? Ou de sa religion ? Rappelons que dans les années 1930, en Allemagne, les Nazis peignaient des slogans sur les vitrines de certains magasins pour pousser les gens au boycott. On ne va pas vers de tels extrêmes, mais il est évident que mettre en avant la couleur de peau, l’ethnie ou la religion peut pousser certaines personnes à sélectionner en fonction de ces critères. Si Uber Eats avait montré que certains restos de burgers ou certaines pizzerias étaient possédées par des Asiatiques, ces restos auraient été boudés par certains clients associant le coronavirus aux personnes asiatiques.
Mettre en avant les informations comme la couleur de peau, ça peut aussi pousser au communautarisme. Il est certain que certains Noirs américains vont décider de commander principalement chez d’autres Noirs américains sur Uber Eats. Si on donnait d’autres informations, on aurait des Latinos n’achetant que chez les Latinos, des Asiatiques n’achetant que chez les Asiatiques, ou des Musulmans n’achetant que chez des Musulmans. Pour une entreprise qui veut se montrer comme “inclusive”, vertueuse et partisane du “vivre-ensemble”, c’est paradoxal.
Uber Eats fait une forme de “discrimination positive”
Zéro dollar de livraison pour les restaurants appartenant à des Afro-Américains, c’est typiquement ce qu’on appelle de la “discrimination positive”. Cela n’est pas vraiment gratifiant pour les personnes concernées. Imaginons que vous soyez noir et que vous possédiez un restaurant. Que préféreriez-vous ? Avoir des clients de différentes ethnies consommant chez vous parce qu’ils apprécient vos produits ? Ou avoir des bobos Blancs achetant vos produits pour se dire vertueux ou tolérants ou parce qu’ils pensent que vous n’êtes pas capable d’être compétitif sans être aidé sur le marché de la restauration ?
La discrimination positive ne se pratique pas que sur Uber Eats. L’université de Harvard la pratique depuis quelques années dans son processus d’admission. Les candidats noirs et latinos obtiennent un bonus, car l’université veut davantage de diversité. Les candidats blancs ne reçoivent aucun avantage. Mais les candidats asiatiques, eux, reçoivent un malus. Pour quelle raison ? Parce qu’ils ont tendance à surperformer et à avoir des moyennes bien supérieures. Ils sont pénalisés sur un simple critère ethnique. Si Harvard avait fait l’opposé, en donnant un bonus aux Asiatiques et aux Blancs et en mettant un malus aux Noirs et aux Hispaniques, les médias mainstream et les associations auraient hurlé au racisme, auraient jugé la mesure inacceptable et auraient fait des manifestations pour qu’elle soit retirée. Pourquoi les étudiants asiatiques réussissent mieux ? D’abord parce qu’ils travaillent dur. Ils travaillent plus et souvent mieux pour avoir de bonnes notes. Leur imposer un malus parce qu’ils réussissent mieux, c’est aller contre le principe de méritocratie. Donner un bonus aux candidats noirs parce qu’ils réussissent moins bien, c’est un peu comme considérer qu’ils sont moins capables ou moins intelligents. Il me semble évident qu’un candidat avec un peu d’estime de soi préférerait être sélectionné pour le fruit de ses efforts plutôt que pour remplir un quota. Il faut aussi voir les autres effets pervers de cette politique de quotas. Si un étudiant d’origine asiatique avec de bonnes notes se voit refuser l’entrée à l’université au profit de candidats noirs ou hispaniques ayant de moins bonnes notes et un moins bon dossier, cela risque de créer une forme de ressentiment négatif et d’accentuer les tensions entre communautés. Idem en entreprise.
Si Uber Eats veut vraiment aider les Afro-Américains travaillant dans la restauration, l’entreprise devrait plutôt filer un coup de pouce à tous les restaurants présents sur la plateforme. Un restaurant, ça n’est pas que son propriétaire, c’est aussi des employés. Ce n’est pas parce que le patron est blanc que les employés le sont aussi. Les gens qui travaillent dans les restaurants ont besoin que les affaires tournent bien. Si un resto est rentable, il peut assurer sa pérennité économique. Si le resto gagne trop peu d’argent ou en perd, le maintien de l’emploi n’est plus garanti, et certains employés risquent d’être licenciés. La couleur de peau ne devrait pas être un critère pour Uber Eats. Le cuisinier, le barman, la serveuse, ils veulent conserver leurs emplois et pouvoir payer leurs dépenses courantes, qu’ils soient blancs, noirs, latinos ou asiatiques et peu importe la couleur du patron. Le livreur Uber Eats, il a besoin de livrer des commandes pour être payé, et il s’en fout un peu de la couleur de peau des propriétaires des restaurants. Si on veut l’égalité, il faut traiter les gens de la même façon plutôt que de rapporter la bouffe à une couleur de peau.